Les femmes ont la parole avec Until the Lions à l’Opéra National du Rhin
Avec le Ramayâna, le Mahâbhârata est un des recueils poétiques et mythologiques aux fondements de l’hindouisme. Contant une saga guerrière s’étalant sur plusieurs siècles, les dix-huit livres qui le composent manifestent une complexité et une richesse philosophiques et spirituelles qui continuent d'inspirer à travers les millénaires, dont récemment la poétesse franco-indienne Karthika Naïr (née en 1972) pour son roman Until the Lions: Echoes from the Mahabharata. Particulièrement sensible à la place nouvelle laissée à la voix des personnages secondaires, surtout les personnages féminins, et en ayant découvert l’adaptation chorégraphique d’Akram Khan à Londres, Eva Kleinitz -regrettée Directrice de l’Opéra National du Rhin- a initié ce projet de création lyrique, reporté ensuite par le Covid et désormais créé durant le mandat d'Alain Perroux. C’est ainsi qu’est réunie une équipe de création mue par un idéal d’univers mis en relation : mondes d’hier et d’aujourd’hui, mondes de là-bas et d’ici. L’océan d’histoires qui berce la culture indienne est alors l’opportunité de faire résonner le « Tout-Monde », pour reprendre le concept du poète Edouard Glissant, cité dans la note d’intention.
Parmi tous les récits et conteurs du Mahabharata, c’est la voix de Satyavati qui a été principalement choisie. Cette mère de Veda Vyasa -le sage qui serait l’auteur du Mahabharata- est une reine qui a autorité sur sa lignée et son peuple. Par sa voix, c’est l’histoire de la princesse Amba qui prend vie. Enlevée avec ses sœurs par le guerrier Bhishma, dit « L’immortel », sur ordre de Satyavati, Amba revendique son droit à choisir son mari et à obtenir ce qui lui est dû. Face à sa détermination, la divinité Shiva lui promet sa vengeance dans une autre vie, dans laquelle elle deviendrait un homme, le guerrier Shikhandi, seul capable d’affronter Bhishma lors d’une ultime lutte.
Si Karthika Naïr signe ici son premier livret d’opéra, elle est depuis longtemps « complice des chorégraphes » pour leurs spectacles de danse. La metteuse en scène et chorégraphe Shobana Jeyasingh trouve ainsi toute la matière pour exprimer la complexité intellectuelle et sensible du mythe grâce aux mouvements des corps et des lumières (et des mots). Membres du Ballet de l’OnR, les dix danseurs masculins, sombres guerriers vêtus de tabliers noir et argent conçus par Merle Hensel, impressionnent par leurs luttes viriles, minutieuses et constamment maîtrisées, tandis que les six danseuses, en robes rouge devenues orange avec les années de captivité, avant d’être transformées en hommes-guerriers, sont une amplification d'Amba, symbolisant ainsi l’intensité extrême de sa psyché et de sa singularité. Dans ce décor relativement épuré, aux portes d’une palissade criblée et flèches et où sont encastrés deux chevaux, le tout surplombé par une passerelle, les jeux de lumières et d’ombres sont rendus essentiels par le travail de Floriaan Ganzevoort. Doublés par leurs ombres projetées sur un grand mur blanc, les protagonistes peuvent être vus d’une autre perspective, tout aussi mouvante mais plus immatérielle.
La chorégraphie est quasiment omniprésente. Néanmoins, la voix reste évidemment un élément central dans la pluralité des formes expressives de cet opéra. Le terrible Bhishma est incarné par le baryton-basse Cody Quattlebaum. Sa présence rayonnante, autant que sa parure dorée, sied bien à son personnage, aussi viril et puissant qu’il est craintif à l’idée de rompre son vœu de chasteté. Son timbre brûlant n’a de rival que les cuivres et les percussions qui souvent l’accompagnent mais, par leur supériorité sonore, lui font obstacle entre le plateau et la salle.
La partition réserve les plus grandes difficultés vocales au personnage d’Amba, interprétée par la mezzo-contralto Noa Frenkel : elle doit jongler entre l’ombre de ses graves et la puissance de ses aigus, surtout lorsque sa réincarnation masculine la fait passer d’une voix parlée profonde à des sauts chantés aigus avec virtuosité. En femmes témoins de la guerre et passives suivantes royales, Mirella Hagen et Anaïs Yvoz offrent de belles interventions à deux (à la manière d'un micro-chœur grec), présentes, précises et lumineuses. Enfin, Satyavati incarnée par la comédienne Fiona Tong est fortement appréciée de l'auditoire, par sa projection naturelle, la clarté de son anglais (langue de cet opéra) et surtout sa présence saisissante.
Sous la direction très vigilante de Marie Jacquot, l’Orchestre Symphonique de Mulhouse se montre extrêmement attentif aux difficultés de la partition, essentiellement rythmiques mais également tonales avec quelques passages en quart de ton (intervalle habituel de l'Orient, plus petit que le demi-ton séparant deux touches proches d'un piano). La musique de Thierry Pécou se sert de matériaux inspirés de la musique indienne pour les traiter à la manière des minimalistes américains, certains passages faisant penser à du John Adams, tout en proposant une complexité contrapuntique ("contrepoint" entre des lignes de notes) notamment inspirée par le gamelan balinais. Les scènes de batailles sont ainsi extrêmement denses, voire oppressantes, avec une batterie de percussions particulièrement fournies dont une bonne partie d’instruments asiatiques. Les passages à l’atmosphère plus mystique, accompagnant par exemple les récitatifs de Satyavati, sont étonnamment agrémentés de la texture sonore d’un clavier numérique. Bien moins discrète et encore plus étonnante, l’agressivité des luttes de Bhishma et de ses guerriers est illustrée par les effets d’une guitare électrique.
Les interventions sans paroles du Chœur de l'Opéra National du Rhin sont préenregistrées pour une raison pratique devenue pour le compositeur esthétique : cette texture sonore immatérielle symbolise les voix des foules et participe au mystique des pensées de Satyavati (tout en faisant également résonner -et résonnance avec- Shiva, dont la voix préenregistrée est elle-même lointaine et immatérielle).
Si le livret de cet opéra garde l’essence plus intellectuelle que narrative du roman dont il est adapté (notamment lors du troisième et dernier acte), le public se montre ravi et même admiratif du mariage efficient entre ces différents mondes, dénué de tout exotisme gratuit mais empreint d’un message universel voulant dépasser les cultures, les sexes et les politiques destructrices.