« Avec moi ou avec personne » : création mondiale d’un opéra sur les féminicides à Buenos Aires
C’est dans le quartier traditionnel d’Almagro de Buenos Aires (où Carlos Gardel fit ses débuts dans la capitale argentine) que se situe Hasta Trilce, un café concert et une salle de théâtre où l’opéra de chambre Conmigo o con nadie (« Avec moi ou avec personne »), présenté par la compagnie Contemporánea Lírica, est offert au public venu découvrir une création mondiale touchante et inspirée.
Felicitas et María, 1872 et 2020
Mailen Ubiedo Myskow, qui dirige cette compagnie, a composé par le passé Prohibido Suicidarse en Primavera (« Interdit de se suicider au printemps »), spectacle auquel Ôlyrix s’était déjà intéressé il y a 3 ans. Elle signe ici paroles et musique de ce nouvel opus. L’argument met en parallèle et en alternance deux vies de femmes qu’a priori rien ne rapproche, à deux époques distinctes, si ce n’est un destin funeste commun et un même refrain qui donne son titre à l’œuvre. Côté cour, la jeune María, personnage imaginaire des classes populaires de notre époque, est enceinte de Tahiel avec lequel elle semble filer le parfait amour. Surgit Luis, son ex petit ami, qui, ne supportant pas cette situation, commet l’irréparable en l’assassinant brutalement. Par ce féminicide, María se fait le symbole de multiples cas judiciaires ayant récemment défrayé la chronique. Côté jardin, c’est la vie de Felicitas Guerrero, personnage lié à l’histoire réelle de l’aristocratie de Buenos Aires de la 2e moitié de XIXe siècle, qui est revisitée : devenue riche héritière suite au décès de son ex-mari, elle s’engage auprès de Samuel Saénz Valiente mais son destin bascule alors qu’elle est tragiquement victime de la jalousie de l’un de ses prétendants, Enrique Ocampo. N’étant pas parvenu à la séduire, la jalousie le pousse au crime passionnel. La partition lumineuse de la scène avec des LEDs aide judicieusement à l’exposé de ces deux destinées funestes et l’intervention d’une Narratrice (au centre du dispositif) ainsi que d’un chœur mixte ponctue l’action dramatique de commentaires, à la façon de choreutes grecs, sur le thème central de l’œuvre. La mise en scène d’Ángela Chuffo se remarque par une gestion de l’espace efficace, sa sobriété et le parallélisme des formes dans la scénographie mise en place (Rocío Arlia), en écho des parallélismes verbaux et musicaux. L’inventivité des costumes, fabriqués à partir de matériaux recyclés, est à mettre à l’actif de leur créatrice, Tamara Pirillo.
Musicalement, Conmigo o con nadie est une pièce exigeante et savante qui tire d’influences multiples et diverses sa force émotionnelle et son originalité. Surgissent ainsi tour à tour des rythmes du folklore argentin et andin comme la baguala, la vidalita ou le lamento, des lignes mélodiques dont l’élégance épurée semble héritée de la musique minimaliste, des phrases répétitives et parfois monocordes ressemblant à celle du théâtre Nô japonais (auquel la forme du costume recyclé de la narratrice et son maquillage renvoient également) ou encore des épisodes clairement inspirés de la musique sacrée (Requiem). C’est toute une idiosyncrasie musicale qui est soutenue par les huit musiciens en fosse et leur chef, Emiliano García Pérez, qui assume son office avec précision, sobriété et solennité. Sa direction, souple et malléable, rend compte d’un sens certain du patchwork musical à l’œuvre dans la partition.
Voix militantes
Les voix de femmes trouvent dans le soprano de la Narratrice un appui considérable, une forme de militantisme vocal qui place ce personnage au premier plan de la partition et des intentions de la compositrice et librettiste Mailen Ubiedo Myskow. Silvina Suarez incarne en effet avec force, vigueur et élan, tant sous l’angle théâtral qu’à travers ses projections vocales, un porte-voix qui touche le spectateur. L’émission est saine et permet à cette chanteuse d’interférer de sa voix opulente, droite et ponctuellement puissante, dans le drame en cours. A contrario, certaines de ces interventions à l’occasion de projections collectives ont un caractère timoré.
Grâce est rendue aux voix des deux victimes. Celle de la mezzo Mairin Rodríguez (Felicitas), d’une brillance et d’une rondeur éclatantes, s’illustre par la noblesse et la générosité de l’émission. La soprano Karen Brandan, qui incarne María, impressionne par la vigueur et l’amplitude d’aigus qui emplissent et surplombent l’espace scénique avec autant d’élégance dans le timbre, très clair et pur, que de facilité dans la projection. Toutes deux trouvent le ton juste et sont investies sur le plan théâtral en évitant, à bon escient, une dramatisation à outrance.
Les personnages masculins à l’origine des idylles respectives des deux femmes assassinées sont chantés par les ténors Joel Iglesias Alcorcel (Saénz Valiente), qui possède une voix haute et claire, posée avec une assise franche et saine, et Francisco Morales Quiroga (Tahiel) dont l’élégance du timbre et les agilités vocales donnent de l’épaisseur à son personnage.
Leurs rivaux, les bourreaux qui précipitent les crimes, sont interprétés par Rodrigo Olmedo (Enrique Ocampo) et Ramiro Brandan Korošec (Luis). Si le premier trouve les ressources vocales nécessaires à l’expression de son obsession pour Felicitas (sa voix de ténor présente un volume appréciable et une clarté adéquate cherchant la passion amoureuse déçue), le second affiche par les tréfonds de sa voix de basse et des accents appropriés le caractère monstrueux du geste fatal qu’il s’apprête à accomplir.
Tant sur le plan vocal que théâtral, le chœur accompagne enfin avec gravité et investissement la marche inexorable du tragique.
Le spectacle se conclut par des extraits d’enregistrements d’émissions radiophoniques rappelant l’actualité brûlante du féminicide en Argentine, tandis que sont distribués des flyers rappelant à un public ému la disparition de deux jeunes femmes dont les corps n’ont jamais été retrouvés.