Lakmé fort exotique et colorée à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège
Le metteur en scène italien Davide Garattini Raimondi avait précédemment présenté à Liège en 2017 et avec la même équipe artistique -Paolo Vitale pour les décors et les lumières, Giada Masi pour les costumes- une production de Norma de Vincenzo Bellini fort bien accueillie à l’époque (notre compte-rendu). Pour Lakmé, ces derniers ont souhaité conserver l’esprit orientaliste de l’ouvrage et l’ancrer délibérément dans son époque, sans aucune transposition, mettant en relief une Inde courbée sous le poids de la colonisation britannique. Plus qu’une histoire d’amour impossible, il s’agit d’opposer des traditions, des religions et des mondes formés de peuples totalement divergents. Pour accentuer cet aspect des choses, un enfant chamarré représentant le guide spirituel de l’Inde, Gandhi jeune, assiste en observateur à l’ensemble de l’histoire contée, alors que Gandhi vieil homme courbé par le poids des épreuves déroule en permanence son fameux rouet côté cour.
Très chargé au niveau des décors et dominé par le temple de la divinité éléphant Ganesh, le premier acte s’inscrit dans une teinte safran, une des couleurs centrales de la culture hindouiste. Très vivement coloré par les costumes et les étals du marché où se mêlent les précieuses épices et les aliments locaux, le deuxième acte ose le vif et l’accentuation avec notamment ce grand vitrail représentant toujours Ganesh.
Les costumes hindous créés par Giada Masi apparaissent fort beaux, directement inspirés du sari des femmes et du dhoti kurta porté par les hommes. La superbe robe indigo et or de Lakmé marque sa différence et son statut de semi divinité. Plus surprenant, le troisième acte ne se déroule plus dans la forêt, mais au sein d’un club-house typiquement anglais avec ses murs couverts de trophées d’animaux -dont une tête d’éléphant- et dominé par une peinture peu amène de l’Impératrice des Indes, la Reine Victoria (comme annonçant un premier pas vers l’émancipation).
Cette approche, qui globalement se tient, se heurte toutefois à une direction d’acteurs trop imprécise et un rien conventionnelle, que ce soit au niveau des solistes ou des chœurs. L’émotion permanente peine à se dégager, tandis que le traitement infligé aux trois anglaises (Ellen, la fiancée de Gérald, Rose et Mistress Bentson leur gouvernante), qui forment déjà en soit un trio caricatural, se trouve inutilement accentué. La chorégraphie élaborée par Barbara Palumbo s’inspire néanmoins avec sincérité des danses traditionnelles.
Jodie Devos a abordé le rôle de Lakmé à l’Opéra de Tours en 2017 (article et interview Ôlyrix). Elle était face à Julien Dran, ténor alors victime d'une méforme passagère. Ce soir c'est hélas à son tour de livrer une prestation en retrait, même si elle conserve la fraîcheur de son timbre et son souci de l’incarnation. Se réfugiant trop souvent dans les piani, la voix manque d’épaisseur et d’assurance même. Plus soprano léger que colorature, le fameux Air des Clochettes si attendu est abordé avec précaution tandis que les suraigus sont juste esquissés. Le troisième acte la trouve toutefois bien plus détendue avec une interprétation maîtrisée et emplie de la poésie de son aria finale "Tu m’as donné le plus doux rêve". La parution de son nouveau disque chez Alpha-Classics ces prochains jours intitulé Bijoux perdus, où Jodie Devos rend hommage à une autre illustre cantatrice belge du XIXe siècle, Marie Cabel, avec le Brussels Philharmonic dirigé par Pierre Bleuse, est certainement appelée à réaffirmer ses qualités habituelles.
À ses côtés, la voix de Philippe Talbot au timbre toujours agréable manque de moelleux et de stabilité en Gérald. La ligne de chant s’évapore souvent, un rien heurtée, avec des aigus émis de façon un peu abrupte. La raison semble être un manque d'aisance dans les couleurs et phrasés de cette œuvre (qui ne lui font pas défaut dans d'autres répertoires qu'il fréquente assidûment par ailleurs).
Lionel Lhote campe un Nilakantha de fière allure, avec un art du chant pleinement maîtrisé. Cette belle et large voix de baryton, quoiqu'un peu claire de timbre pour le personnage, donne toute sa juste dimension au rôle.
Pierre Doyen campe un solide et chaleureux Frédéric. Mais là encore, la souplesse vocale requise pour ce type de rôle pourrait être améliorée.
Le timbre prenant et sombre de Marion Lebègue, la largeur même de sa voix de mezzo-soprano, donnent son juste caractère à la suivante Mallika, très à l’aise dans le fameux Duo des fleurs.
La soprano Julie Mossay (Ellen) détaille avec intelligence et précision sa trop courte intervention solo, tandis que Caroline de Mahieu (Rose) et surtout Sarah Laulan (Mistress Bentson) remplissent bien leur office, malgré l’approche scénique presque caricaturale imposée.
Pierre Romainville fait entendre une ravissante voix de ténor dans le très court rôle d’Hadji, tandis que trois membres des chœurs (Benoît Delvaux, Xavier Petithan, Benoît Scheuren) se chargent avec acuité des très courtes interventions réservées aux marchands.
Enfin, le comédien Rudy Goddin campe un Gandhi plus vrai que nature, au mimétisme troublant.
Le chef d'orchestre Frédéric Chaslin fait lui aussi une proposition épicée, qui n’entraîne pas l’Orchestre maison sur les chemins de la subtilité. Dès les premières mesures, la fosse est menée tambour battant, avec frénésie presque, loin de la délicatesse et des couleurs vives et subtiles requises par cet opus (tout en sacrifiant un peu au passage la richesse mélodique de la musique de Léo Delibes). Le troisième acte, avec son caractère plus intensément dramatique et ramassé, lui convient décidément mieux.
Un joli succès vient saluer l’ouverture de saison à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, d'autant plus appréciée qu'elle se trouvait menacée par l’incendie intervenu cet été. Si les réparations de la machinerie du théâtre apparaissent encore en cours (un entracte est ainsi imposé après le deuxième acte du spectacle pour des changements manuels au niveau des décors), le théâtre a retrouvé toute sa splendeur, et assurément ses couleurs.