Un portant de costumes pour recréer une Histoire d’Opéra(s) à Strasbourg
Réunissant des chanteurs de l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin, mais aussi des Musiciens de la Haute École des Arts du Rhin, du Conservatoire de Strasbourg et deux pianistes chefs de chant de l’Opéra, ce « métaopéra » de trois heures, déplacements inclus, suit la logique de la proximité avec le public et du potentiel nomadisme de futures représentations, comme proposé dernièrement avec L’Enfant et les Sortilèges de Maurice Ravel. Et pour compléter le dispositif, avec la volonté de favoriser l’immersion du public et sa compréhension des histoires, quatre conteurs, comédiens du Conservatoire de Colmar, sont de la partie. Introduisant tous les extraits en un temps très courts, ces jeunes comédiens, dont une comédienne ont la lourde charge de résumer les sujets voire la vie des créateurs. Par des mouvements dynamiques et une fougue propre à donner du rythme à ce méta opéra, tout en s'appuyant sur un travail et des talents de mémorisation du texte et de leur mise en situation théâtrale, ils surestiment toutefois quelque peu les possibilités d'assimilation du public face à tant d'informations avec un propos si rapide.
Annonçant le fil conducteur visuel du spectacle, deux portants suspendant des costumes en fond de scène sont placés dans la grande salle. Le Lamento d’Arianna (seul morceau restant de cet opéra perdu) de Claudio Monteverdi, comme premier extrait, est interprété par la mezzo-soprano Brenda Poupard. Accompagnée par le joueur de théorbe Morgan Remaj, et au départ allongée sur un canapé en L drapé de rouge, elle se déplace sur scène d’une voix globalement douce, plutôt peu puissante dans cette grande salle, et d’un vibrato serré. Ouvrant le bal et, malgré quelques décrochements de voix dans ses passages forte, elle parvient à chanter toute la douleur d’être abandonnée, seule sur l’île de Naxos.
L’organisation sépare alors les groupes. Ils se rejoindront dans cette même salle pour entendre une dernière fois les chanteurs de l’opéra Studio avec un dixième extrait : Stripsody de Cathy Berberian, comme une ouverture contemporaine dans une aventure burlesque a cappella. Convoquant la voix dans des imitations d’animaux et différents bruits du quotidien, comme la radio et l’horloge, ces jeux d’imitation semblent amuser à la fois le public et les chanteurs, au point de leur décrocher un large sourire après le « Bang ! » de la mezzo-soprano Liying Yang.
Les chanteurs et chanteuses s'installent dans les différentes salles de cette institution et performance, en position immobile, comme pour planter un décor (une option de mise en scène forte destinée à la mise en condition du public). Certains membres du public curieux peuvent même vérifier que les chanteurs restent immobiles bien après leur tour de chant, et jusqu’à la fermeture des portes après le départ du dernier spectateur.
Dans la salle des chœurs par exemple, habituellement réservée aux répétitions, Oleg Volkov gît au sol, tête cachée derrière un sac. Il attendra ainsi son tour car c’est la mezzo-soprano Liying Yang qui commence, interprétant la cantate Giovanna d’Arco de Gioachino Rossini. Accompagnée au piano par Levi Gerke, l’un des pianistes chefs de chant, certainement ravi de se trouver “sur scène” alors qu’habituellement il prépare les chanteurs, Liying Yang joue d’une forme d’ingénuité qui contraste un peu avec son plaisir communicatif de chanter devant un auditoire. Un placement de voix qui ne la fait pas forcer dans les graves et une bonne présence des consonnes lui donne une force de conviction soutenant sa nette évolution en termes d’aisance scénique depuis son entrée au sein de l’Opéra Studio.
Après son départ de la salle, Oleg Volkov se lève, et sa voix de baryton-basse avec pour les Deux Grenadiers de Richard Wagner. Dans ce chant en français, à la prononciation des « r » roulés un peu comme à cette époque, il parvient à saisir avec éloquence, grâce à son timbre riche, à la composante grave bien assise, le fragment de la Marseillaise contenu dans cet extrait et faire de cette mélodie particulière et chargée d’Histoire la sienne.
Dans la salle Ponnelle, l’ambiance est plus moderne. L’Esule, opéra de Verdi, est interprété par une nouvelle recrue de 2022 : le ténor écossais Glen Cunningham, dans le rôle de l’exilé. Accompagné par le pianiste Hugo Mathieu, aux doigts particulièrement précis, le ténor est vêtu d’un costume bleu, écharpe et canne. Il tient son personnage avec une voix ronde dotée de résonances palatales. Ses fins de phrases sont parfois un peu brutales, ce qui néanmoins n’empêche pas le public de copieusement l’applaudir (avec même quelques bravos spontanés) après sa phrase finale, pour saluer une grande justesse et grande puissance dans les aigus.
Dans un même registre dramatique, teinté entre espoir et désespoir, Floriane Derthe, interprète un extrait de La Dame de Monte-Carlo de Francis Poulenc. Surmontant sans grande difficulté les contrastes musicaux, caractéristiques de l’écriture du compositeur, elle imite avec précision un personnage issu d’un milieu populaire, à la prononciation proche de celle de la radio au début du XXème siècle. Si, de dos et dans les rares moments chantés forts, sa prononciation est parfois moins bien comprise, sa voix claire et vibrée parvient à intégrer les phases chantées avec celles en parlé-chanté.
Dans la salle Bastide, à l’ambiance versaillaise, un autre couple de portants suspend des costumes de l’époque baroque. Le public est installé en face à face, comme pour un défilé de mode. Interprétant d’abord la cantate Thétis de Jean-Philippe Rameau, le baryton Andrei Maksimov, à la voix très ronde mais parfois trop puissante pour cette salle à la grande réverbération, inonde l’acoustique de son exubérance, illustrant de gestes l’intelligible texte qu’il chante. L'ensemble instrumental baroque dans cette salle Bastide, composé d'un clavecin, d'un violoncelle et d'un violon baroques, se fait un peu discret comparé à la puissance de feu du baryton, mais ses introductions comme ses ponctuations, soutiennent l'épaisseur du chant. Pour La Lucrezia, un violoncelle et un théorbe sont de la partie, avec un rôle plus défini et profond. Les notes graves de l'instrument reflètent la noirceur des desseins de Lucrèce.
En contrepoint improbable de Thétis, la mezzo-soprano Brenda Poupard fait son retour en interprétant cet extrait de La Lucrezia de Georg Friedrich Haendel. Avec sa voix toujours ronde, elle montre une grande maîtrise de sa justesse, surtout dans les airs aux nuances faibles, et semble plutôt à l’aise dans les mélismes rapides qui précèdent la décision du suicide au poignard de son personnage, tout cela devant un public saisi par la vraisemblance du geste fatal, qu’il a décidé de bien applaudir.
Dans la grande salle, la soprano Lauranne Oliva interprète Andromède dans l’air de concert “Ah, lo previdi” de Wolfgang Amadeus Mozart. La scène se déroule au niveau des fauteuils d’orchestre, et la chanteuse n’hésite pas à se rapprocher jusqu’au premier rang du public, au point d’en intimider certains de son regard assuré. Accompagné par un quatuor à cordes et d’un hautbois, son chant est très contrasté. Comme pour les autres chanteurs, ses passages forts sont projetés sur les côtés pour ne pas choquer les oreilles des spectateurs plus proches qu’à l’accoutumée. Sa technique de projection large lui permet de bien se faire entendre, même quand elle chante de dos, et, malgré quelques fins de phrases un peu déclinantes, elle tient bon et habillement sa voix d’un vibrato dosé, sonnant sans perdre l’intelligibilité du texte. Le quatuor à cordes et hautbois interprète Mozart avec le caractère seyant à Andromède. Le solo de hautbois d'Irénée Groz est tel un personnage musical qui dialoguerait aussi. Le quatuor, interprétant Crisantemi de Puccini, souffre de quelques errements de justesse, notamment au violoncelle, mais compensés par une capacité dans les dynamiques qui soutient bien les interventions de la chanteuse.
En contrepoint de Mozart, sont en effet offerts deux airs de Giacomo Puccini, Crisantemi et Mentia l’avviso, le deuxième ayant été transcrit pour quatuor à cordes par Didier Puntos. Iannis Gaussin, ténor français fraîchement arrivé à l’Opéra Studio, se présente avec une voix très claire et puissante, plutôt proche du lirico-spinto. Malgré quelques petites difficultés de justesse dans le registre medium aigu, il montre d’autres atouts, très expressif tant musicalement que théâtralement.
Le public accueille d'abord avec beaucoup de surprise ce parcours déambulatoire dans les salles de l'opéra, bousculant le confort de rester assis sur les sièges de la Grande Salle. Mais peu à peu, les mâchoires se décrispent, suivant avec confiance la capacité des guides à répondre aux exigences de ce nouveau style de spectacle : une expérience d'interaction entre artistes et spectateurs se fait jour, une expérience musicale et visuelle, sociale aussi.