Un nouveau Scarpia fait trembler Tosca avec Saioa et Dudamel à Bastille
Scarpia est en effet le maléfique pivot de tout ce drame, s'immisçant entre tous les personnages. Son action et sa figure terrible servent de contexte et de décor à cet opéra au point que cette mise en scène de Pierre Audi vide entièrement ce plateau noir, pour y installer une immense croix symbolisant le pouvoir de Scarpia. Cette croix n'est pas dressée mais allongée (symbole de Scarpia qui utilise tous ses pouvoirs et pervertit toutes les valeurs pour coucher ses victimes, la femme sur son canapé, l'homme au pied d'un poteau d'exécution). Scarpia "anime" déjà le tout début du drame (dès la fuite d'Angelotti en ouverture), et ses basses œuvres continuent même après sa mort (avec l'exécution de Mario et la mort de Tosca fuyant sa police).
Le "seul" fait de changer l'interprète de Scarpia change de fait entièrement le spectacle (dont nous vous avons rendu compte de la première, marquant une rentrée lyrique et même gouvernementale). D'autant que ce changement de Scarpia, Bryn Terfel cédant la place à Alexey Markov, donne la troublante impression d'un excellent remake où le rôle d'Orson Welles aurait été repris par Michel Bouquet avec autant de vigueur.
Le baryton russe Alexey Markov, dans ce rôle de chef de la police, accomplit, par l'intensité de sa voix et de son jeu, le défi imposé à ce rôle à la fin du premier acte : dominer la puissance des chœurs et de l'orchestre sur le toujours glaçant Te Deum. Le soliste prend parfois son élan (jusqu'à se reculer, tête aussi vers l'arrière) mais sans serrer l'instrument et sans l'empêcher de retrouver la suavité de son timbre lorsque les autres musiciens se recueillent. La voix assurée sonne d'une intensité presque tranquille, soulignant la dualité de ce personnage qui met son pouvoir au service de ses désirs charnels. Le public offre un vibrant accueil à ce terrible Scarpia, le deuxième de cette série qui en propose pas moins de quatre (les deux suivants seront Gerald Finley et Roman Burdenko lui aussi pour ses débuts maison).
Dans ce monde dominé par Scarpia, nul espoir d'élévation ne semble possible. Littéralement : l'immense croix est suspendue au-dessus du plateau après le premier acte, toujours à l'horizontale et encore plus menaçante. Mais si ce diable infernal de Scarpia bloque même les cieux, une échappatoire sera trouvée : celle du fond de scène. L'œil en s'habituant à l'obscurité de l'église aperçoit un rideau de pourpre sombre au fond du plateau, rideau qui s'ouvrira derrière le bureau de Scarpia et sa salle de torture, sur une lumière blanche vers laquelle cheminera Tosca à la fin de ce drame.
Cette voie médiane et profonde face aux difficultés à s'élever est aussi ce qui marque la prestation vocale de Joseph Calleja en Mario. Ce soir encore et même davantage, il déploie pourtant une grande vigueur d'accents dans son chant très articulé. Surtout, il sait passer en l'espace de deux notes de ce lyrisme appuyé à celui très touchant de la tendresse dolcissimo. Mais ce soir encore le sommet de sa tessiture est à chaque fois très éraillé, tendant hélas à confirmer l'hypothèse d'un souci pérenne et non d'une indisposition passagère. C'est d'autant plus dommage que ces sommets sont aussi ceux de la passion de son personnage, qui est ici ramenée à une difficulté vocale très terre-à-terre (rappelant certes le destin du personnage fauché dans son ascension d'amant et de peintre). Le ténor (qui alternera avec Brian Jagde dans cette production) n'est pas applaudi à l'issue de son grand air, mais aux saluts finaux : pour tout le corps de sa voix et sa présence physique tenant tête à Scarpia et cœur à Tosca.
Saioa Hernández poursuit ses triomphaux débuts à l'Opéra de Paris (avant de céder le rôle-titre à Elena Stikhina en octobre-novembre). La soprano vient réunir les mondes, les passions et les extrémités de la tessiture. La diva (chanteuse qui incarne une chanteuse) entre avec toute la puissance de sa jalousie dans des graves poitrinés et ses élans passionnés vers les aigus, amples et précis. En cette représentation de matinée (débutant à 14h30), le médium est moins chauffé, moins vibrant et ajusté sur le soutien mais cela renforcerait presque les extrémités et, bien entendu, ce médium retrouve sa pleine vibration saisissante au fil de la représentation pour culminer par sa longueur de souffle sur le "Vissi d'arte", très applaudi. La prestation croît ainsi en un crescendo, menant à ce sommet vocal, et vers le sommet dramatique final : jusqu'à ses derniers mots "avanti a Dio!" (devant Dieu !), puis le triomphe.
Gustavo Dudamel dirige en ce dimanche sa dernière date pour cette série de représentations (il cède la baguette à Paolo Bortolameolli pour les prochaines et donne rendez-vous à son public parisien en janvier pour Tristan et Isolde puis en mars pour Nixon in China). Or, entre le premier et le dernier concert (de sa série), Gustavo Dudamel adapte pleinement sa direction, confirmant qu'il affûte sa baguette selon la réalité du spectacle vivant, en cohésion entre le plateau et la fosse. Les pupitres sont ainsi ce soir d'emblée homogènes, dans une cohésion déployant de fait naturellement la puissance lyrique de cette partition, toujours avec l'alliage de vigueur et de précision de ce maestro. En deux coups de baguette, l'un foudroyant, l'autre arrondi, cet Orchestre qui est décidément devenu son Orchestre bascule de la cavalcade trépidante au miel bel cantiste, des fanfares en pompes rutilantes aux élans dansants.
La Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d'enfants de l'Opéra national de Paris réunit toujours son amusement et son sérieux, d'autant plus pertinent en ce dimanche où ils ont droit de s'amuser sur le plateau avant d'aller littéralement à la messe (chanter toujours aussi juste), bien appuyés aussi par les Chœurs adultes (préparés par Alessandro Di Stefano) qui déploient ensuite un son très lyrique depuis les coulisses : en contrepoint non seulement musical mais dramaturgique (pendant la torture de Mario).
Les seconds rôles montrent, pour la plupart, davantage de souplesse et d'aisance encore dans leur interprétation, prenant toujours plus leurs marques dramatiques et vocales. Ce n'est toutefois pas le cas de Sava Vemić dont les gestes sont toujours raides et saccadés en Cesare Angelotti (rendant certes une forme d'inquiétude pour cet ancien prisonnier politique évadé mais rien du Consul de l'ancienne république romaine). Sa voix demeure cependant bien marquée d'accents et d'une couleur sépulcrale seyant à son tragique destin ainsi qu'à cette église vide et sombre, seulement éclairée de seize cierges et de quatre projecteurs dont la lumière (de Jean Kalman) traverse une légère fumée d'encens.
Renato Girolami campe un Sacristain encore plus Don Camillo, plus aisé de jeu et de chant (résonnant encore davantage dans les attaques mais encore peu dans le grave). Michael Colvin, sbire Spoletta toujours aussi ophique, toujours dans le sillage de Scarpia, sifflant et persifflant, semble encore plus souriant de ses méfaits et de sa voix aux accents projetés (quoiqu'un peu voilée de timbre). Le Sciarrone de Philippe Rouillon est encore plus économe de moyens, d'autant plus sombre et inquiétant. Christian Rodrigue Moungoungou est toujours aussi sombre et protocolaire, de jeu et de voix, comme il sied à ce personnage de geôlier qui met le condamné Mario entre les mains du prêtre et de la mort. Le pâtre enfin est chanté par le jeune Benjamin El Azzi. Sa voix un peu blanche et tremblante traduit de fait la sensibilité du rôle, sans perdre la ligne vocale.
Le public applaudit chaleureusement les interprètes, et tout particulièrement la Tosca de Saioa Hernández et la direction de Gustavo Dudamel qui fait immédiatement lever son orchestre.