La Juive et Halévy ouvrent la saison de Genève
Après Les Huguenots en 2020 (juste avant que le Covid ne ferme les portes de l’institution), l’Opéra de Genève poursuit son cycle sur le Grand opéra français avec La Juive de Jacques-Fromental Halévy, toujours avec Marc Minkowski à la baguette et John Osborn sur scène. C’est toutefois plutôt un Moyen opéra qui est ici donné, puisque la musique est amputée de 45 minutes, dont son ballet (pourtant impératif), afin de mieux répondre aux goûts du public d’aujourd’hui. L’essentiel reste toutefois présent et la dramaturgie, quoiqu’abrupte parfois, reste cohérente. Le livret d’Eugène Scribe, qui offre quelques magnificences littéraires, traite du sujet hélas toujours actuel de l’antisémitisme, mais sans tomber dans un tableau simpliste : tous les personnages sont tiraillés entre leur attirance vers le bien et leurs haines fondamentales. Bien que tous capables de faire le bien, ils s’entrainent ainsi collectivement vers le drame général laissant tous les protagonistes morts ou détruits.
Le livret dispose de suffisamment de profondeur pour pouvoir être représenté sans grands artifices. David Alden en livre ainsi une vision assez fidèle, sans assumer complètement son classicisme. Pour moderniser sa vision, il ajoute ainsi par exemple des masques macabres et des chorégraphies saccadées qui diluent l’attention du spectateur sans apport évident (c’est notamment le cas du couple qui copule pendant la sérénade de Léopold ou des trois domestiques qui dansent à l’acte III). Afin de montrer l’intemporalité de ces haines destructrices, il mêle dans son esthétique différentes périodes : celle de l’intrigue, celle de la création de l’œuvre, celle de l’Allemagne nazie, sans aller pourtant jusqu’à la nôtre. Les éclairages créés par D.M. Wood jouent un rôle majeur dans sa scénographie, notamment par ses jeux d’ombres très étudiés, qui dessinent les ambiances (la prison) et créent de véritables tableaux sur les murs qui façonnent l’espace.
Si Eléazar est joaillier, John Osborn l’interprète en orfèvre, comme dans sa prière a cappella de l’acte II. Avec son costume sobre, sa barbe taillée et ses cheveux blanchis, il affiche une vieillesse démentie par sa voix. Interprète majeur de ce répertoire, il dispose d’une diction aiguisée et d’un large ambitus. Il sait varier les couleurs par ses nuances et son timbre argenté, aux reflets tantôt brillants ou ténébreux. Il construit habilement son personnage dans son grand air, qui laisse passer l’émotion (ou la fatigue ?) dans de légers éraillements.
Si Aviel Cahn, Directeur de l’Opéra, annonce que les deux sopranos sont souffrantes à cause du soudain changement de température, le public a la bonne surprise de constater le peu d'impact sur la prestation globale de Ruzan Mantashyan (Rachel) et Elena Tsallagova (Princesse Eudoxie). La première laisse certes entendre un léger métal inhabituel sur son timbre duveteux. Mais sa voix au large ambitus reste vigoureuse, ductile et agile malgré la maladie et une grossesse déjà bien avancée. Elle garde une flamme dans le regard, un phrasé éloquent, une énergie dans son jeu, qui exhaussent son interprétation. La seconde dispose d’une voix pure et fine, mais ferme et bien projetée. Son vibrato est rond et régulier, ses vocalises pétillantes. Elle est convaincante dans la construction de son personnage, d’abord insouciant et joyeux, puis triste et angoissé. La Princesse explique à l’acte IV vouloir sauver son amant avant de mourir : le metteur en scène la prend ici au mot en la faisant monter au bûcher avant Rachel (dans une regrettable indifférence générale, y compris de la musique qui n’a pas été écrite pour cela).
Ioan Hotea, dont la voix peine à émerger des ensembles avec chœur, interprète Léopold avec un détachement qui sied au personnage dont l’infidélité cause la perte de tous les autres. Il inquiète d’abord l'auditeur par son manque de maîtrise du style et de sa voix, plusieurs décrochages venant érailler sa ligne, provoquant des défauts de justesse à l’acte I. Mais il se reprend ensuite, d’une voix brillante et d’un chant nuancé, apportant notamment son chant au très réussi trio clôturant l’acte II. Si son personnage est vainqueur des Hussites, lui y apparaît en réussite dans des aigus fermes et longs.
En Brogni, Dmitry Ulyanov parvient à faire passer l’ambivalence du personnage, à la fois monstrueux et attendrissant. Colosse aux pieds d’argile, il dispose d’une voix si large qu’elle manque d’une architecture suffisamment solide, ce qui provoque de légers flottements. Ses graves restent clairs et vibrants. Sa prosodie, légèrement heurtée, est imparfaite (les « in » et les « an » lui posant notamment des difficultés). Leon Košavić interprète à la fois Ruggiero et Albert. Le baryton, déjà particulièrement remarqué dans ce rôle à Anvers en 2019, dispose d’une voix projetée au grain chaud, dont les graves sont sûrs et sombres, et d’une ligne travaillée et altière.
Marc Minkowski dirige l'Orchestre de la Suisse Romande d’une gestique souple et élégante tout en restant précise et claire. La phalange produit un son soyeux, parfois sombre, mais sachant également tirer profit des passages plus légers pour offrir des ambiances mutines voire bouffes. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève se montre puissant et participe aux chorégraphies (« sur la corde raide entre le ridicule et l’horrifiant », selon les mots du metteur en scène dans le programme), ce qui ne l’aide pas à être parfaitement ensemble, défaut lui-même responsable du son sourd et mat produit.
Le public salue la prestation d’ensemble, réservant son enthousiasme pour les deux sopranos pas si malades, et surtout John Osborn, qui tire la langue avec malice pour montrer sa fatigue. Si Marc Minkowski reçoit d'abord les huées d’un ou deux spectateurs l’ayant confondu avec le metteur en scène, il voit finalement sa direction saluée chaudement. Les gestes barrières n’ayant pas été respectés (Rachel embrassant Léopold), espérons qu’Aviel Cahn n’ait pas une nouvelle annonce à faire au début de la prochaine représentation.