Alexandre aux Indes, baroque fou à Bayreuth
Directeur artistique du Festival Bayreuth Baroque, Max Emanuel Cenčić règle la mise en scène de cette recréation d’Alexandre aux Indes de Leonardo Vinci (plus donné depuis 1740) à l’Opéra des Margraves.
L’opéra ayant été créé à Rome à une époque où les femmes n’étaient pas autorisées à monter sur scène, il est écrit pour une distribution entièrement masculine. Sur les six rôles prévus par le livret de Metastasio, cinq sont ainsi dévolus à des castrats et interprétés ici par des contre-ténors. Afin de tromper la censure, qui eut refusé des thématiques alors aussi subversive que l’égalité entre hommes et femmes, le livret est placé dans un univers lointain, une Inde fantasmée. La construction de l’opus prévoit un premier acte assez léger avant que le drame ne se noue au second (présentant les problématiques politiques) avec des airs bien plus dramatiques et mélancoliques. L’intrigue donne finalement lieu à une fin heureuse (grâce à la tolérance d’Alexandre le Grand).
Max Emanuel Cenčić reprend cette construction dans sa mise en scène, renouvelant la prise de distance initiale : l’intrigue se perd dans une mise en abyme, le Roi d’Angleterre jouant Alexandre le Grand dans une représentation de l’opéra de Vinci et finissant par voir la réalité se fondre dans la fiction. Le fantasme de l’Inde est mis à jour par une reprise des codes (costumes riches et drôles de Giuseppe Palella et chorégraphies de Sumon Rudra mettant les chanteurs à contribution) de Bollywood. Le premier acte (et les suivants dans une moindre mesure) est un enchainement de partis-pris fantasques, de folie douce, de grotesque et de burlesque, laissant volontiers son humour descendre sous la ceinture, dans une inventivité sans cesse renouvelée au fil des plus de cinq heures de spectacle (entractes compris). Certes, l’œuvre souffre de certaines longueurs dans les deux derniers actes, mais l’ennui ne pointe finalement pas, ce qui est en soi une performance.
En Cleofide, Bruno De Sá impressionne par sa sensibilité et son soprano, difficilement différenciable de celui d’une femme, tant dans sa pureté duveteuse que dans la souplesse de ses vocalises (y compris dans les pyrotechnies empruntées au grand air de la Reine de la nuit dans un duel vocal mémorable et anachronique avec Franco Fagioli). La voix est bien projetée tout en restant nuancée, structurée par un vibrato très fin, perlé. En Poro, Franco Fagioli ne surprendra pas les mélomanes avisés par son immense ambitus, son timbre (produit par une forte couverture de sa voix) doux et nacré ou sa capacité à vocaliser. Ce qui peut en revanche sembler nouveau est son aisance et le plaisir qu’il semble prendre à faire rire le public, enchainant les mimiques et les postures, bondissant et gémissant, toujours un petit sourire en coin.
Le sopraniste Maayan Licht chante Alessandro d’une voix encore trop discrète, mais d’une pureté et d’une finesse qui impose l’indulgence. Sa voix est agile et légère, ses vocalises tendres et délicates, son vibrato rapide et vif. Il lui revient l’honneur de porter, dans la dernière scène, le peignoir utilisé dans le film Farinelli de Gérard Corbiau.
Travesti en Erissena (la sœur de Poro), Jake Arditti dispose d’une voix plus médiane, au timbre de marbre, solide et froid. Son phrasé est haché mais son jeu enthousiaste. Très impliqué dans son rôle, il offre un numéro de danse du ventre très travaillé.
Seul chanteur à ne pas être contre-ténor, le ténor Stefan Sbonnik campe Gandarte, le confident de Poro. Très à l’aise scéniquement et dans sa prosodie, il dispose d’une voix au grain sombre, bien projetée, qui gagnerait à être plus assise. Ses aigus sont ainsi jetés sans filet, sauf dans les vocalises où la maîtrise se fait plus sûre.
Nicholas Tamagna dispose d’une voix très projetée en Timagene. Lui aussi montre un large ambitus, depuis des aigus brillants jusque dans des graves forgés dans du roc.
Martyna Pastuszka dirige le {oh!} Orkiestra avec le sourire depuis son violon, impulsant une énergie qui imprègne la phalange. L’interprétation est rythmée, nuancée, accentuée, participant au feu d’artifice déjà produit par la mise en scène et les performances vocales des chanteurs. L’avantage de sa position, est qu’elle peut même diriger depuis la scène, par le souffle de son instrument, pour accompagner Franco Fagioli au plus près dans un duo à la somptueuse subtilité. Le Chœur du Festival Bayreuth Baroque n’est composé que de six artistes, qui chantent depuis un coin de la salle, d’où la projection est moins aisée, ce qui n’empêche pas leur cohésion dans leurs courtes interventions. Les danseurs (que des hommes dont une partie est travestie) participent au comique de la mise en scène, produisant un véritable sketch tout au long de l’opus.
Preuve que l’opéra reste très actuel, Alexandre (le souverain d’Angleterre, dans cette mise en scène), est célébré par des « Longue vie au Roi », qui résonnent avec l’actualité. Déjà très enthousiaste durant le spectacle, le public debout fait trembler les murs de l’Opéra des Margraves au moment des saluts, célébrant tout particulièrement les prestations de la cheffe Martyna Pastuszka, des chanteurs Bruno De Sá (qui ne peut retenir ses larmes) et Franco Fagioli (manifestement plus habitué aux grands succès) et de Max Emanuel Cenčić qui surgit d’une boite comme un diable (clin d’œil à la mise en scène), provoquant l’hilarité du public.