La Dame de Pique à la pointe à La Monnaie de Bruxelles
Œuvre complexe et toujours actuelle, la magie du jeu et des manipulations originellement pensées par Pouchkine s'offrent obsédantes, hypnotiques et aliénantes. Servie par un casting à la pointe, la rentrée de La Monnaie s’annonce vivifiante et pleine d’atouts, en cette saison 2022-2023 qui met le surréalisme à l’honneur, déformant la réalité, arrachant son public au monde connu (et, ce faisant, l'y ramenant parfois d'autant plus terriblement). Dans un lien inévitable avec l’actualité pour cet opéra russe (programmé in loco et repoussé en temps de Covid), l’Opéra de La Monnaie réunit des solistes originaires de Russie et d'Ukraine, mais aussi de Belgique, France, Afrique du Sud, Suède.
Le monde qui accueille cette Dame de Pique (histoire d’oligarchie et d’aristocratie pleine de tension) se trouve ici démuni de sa richesse. Pas de châteaux familiaux ni de drapés lourds, de nombreux tapis, ou de biens familiaux, le décor (de Christian Friedländer) n’est fait que de béton, de néons et de fumée en suspension. Ce monde semble être celui d’un hall de gare ou de métro, avec des bancs granitiques et des escaliers géométriques pour une verticalité macabre semblant dater de la Perestroïka de Gorbatchev. Les murs sont délabrés, ruinés, en cours de destruction, à mi-temps entre l'architecture post-guerre et celle de la reconstruction, façon Gordon Matta-Clark.
La condition humaine s’efface derrière les murs gris et brutaux d’un empire soviétique silencieux et ralenti, plongé dans la faim et l'ennui : expliquant l'addiction au jeu du personnage principal Hermann, quitte à tout risquer. Dans cet univers absurde et cruel, la dualité se retrouve dans les clins d'œil au monde du spectacle dérangé de David Lynch avec les motifs géométriques des sols ou des murs stroboscopiques.
Le sujet et les décors sont ainsi écrasants, sombres, gris et sales, en comparaison d’une musique à l'architecture romantique, finement psychologique. Nathalie Stutzmann qui fait ses débuts à la direction de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie (et débutera cette saison au Met) l’assure : « un des grands défis de cette partition consiste à construire une arche dans son interprétation, à maintenir la tension et à aider les chanteurs à avancer sans s’épuiser. » La partition (et son exécution ici) présente une extrême richesse et de vifs contrastes, offrant à l’orchestre une brillance remarquée et une ligne musicale quasi respiratoire. À chaque personnage correspond le tempo d’une force orchestrale pulsatile, des rythmes et des couleurs sonores s’offrant avec une grande justesse. La redoutable direction musicale de Nathalie Stutzmann marque chaque "leitmotif", ponctuant et renouvelant la partition d'un ample et souple souffle, dans un emboîtement sonore à l'image des poupées russes.
Cette coloration sonore s’observe aussi pour les parties chantées par les chœurs, patrimoniaux et folkloriques, en opposition avec le traditionnel bel canto de l’opéra. Le phrasé syllabique appuyé voulu par Tchaïkovski est rendu par la prosodie naturelle du Chœur de La Monnaie, adultes et enfants. Le rythme est élancé, à la mesure des costumes -de Pola Kardum- colorés et vifs (contrastant avec le réalisme du décor volontairement sordide comme cette histoire).
Comme à son habitude et quelle que soit la diversité de ses répertoires, La Monnaie réunit un casting riche et varié. Dmitry Golovnin brille au sein de cette distribution dans le rôle du joueur insatiable et trompeur Hermann. Le ténor s’exprime d’une voix maîtrisée et retenue, à la ligne claire et précise. Les arias marquent par une profonde limpidité et une belle aisance, tant de jeu que de voix. Derrière une froideur de caractère, l’expression de la voix du chanteur prend une place particulièrement raffinée et déliée, laissant s'exprimer un langage typiquement slave.
Laurent Naouri dans les rôles du Comte Tomsky et Zlatogor s’offre plus expressif, tant de jeu que vocalement. La vélocité du chanteur impressionne toujours autant, le naturel déconcertant du baryton apportant une touche bien personnelle à la distribution. La voix généreuse, grave et ronde sonne (et sonne russe), les syllabes et les roulés au service d’un rôle marqué et fin, détonnant dans la distribution.
Dans le rôle de la Comtesse, Anne Sofie von Otter s’offre une présence remarquée. Représentation ultime de l’oligarchie glaciale et supérieure, la mezzo-soprano marque par une rigidité de jeu voulue et magistrale, chauffée par une voix autoritaire sombre, déployée riche et ronde. Cette Comtesse, elle, remporte la mise et son pari, d'allier expressivité de voix et hostilité de jeu avec une facilité déconcertante.
Charmeuse, Anna Nechaeva sert le rôle de Lisa avec une puissance vocale opératique. Développée dans un tragique richement chromatique, la voix est chaude et ample, lui assurant une présence remarquée.
Tout aussi expressif, le ténor Alexander Kravets (qui reviendra en fin de saison pour Le Nez de Chostakovitch) campe un Chekalinsky direct. La voix placée et projetée est aussi libre que ce personnage, représentation du capitalisme moderne, en jogging.
Jacques Imbrailo impose son élégance scénique et vocale (quel que soit le décor autour) en Prince Yeletski, par la tenue de son port et de son phrasé, une respiration impeccable et légère soutenant tous les ornements de la mélodie mais aussi les profondeurs du tragique.
Mischa Schelomianski s'impose en Surin comme une force slave au sein de la distribution. La voix grave, chaude et sûre vient nourrir un jeu très crédible, offrant la sensibilité d'une belle ondulation.
Charlotte Hellekant campe une Polina très libre. Le jeu détaché et maîtrisé de la chanteuse se déploie à la mesure de son rôle débordant d’énergie, tandis que la voix reste piquée, précise et vibrante.
Très charismatique et détachée en gouvernante, la mezzo-soprano Mireille Capelle marque par une voix directe et sans chichi, maîtrisant le phrasé aristocratique non sans une finesse presque cocasse. Emma Posman (Masha - Prilepa), comme à son habitude réussit à se dessiner vocalement avec une clarté remarquée, directe, limpide et raffinée.
Maxime Melnik revient à La Monnaie, ici en Chaplitsky et maître de cérémonie. Le ténor belge sonne fin, perçant et raffiné avec une apparente facilité. Justin Hopkins imprime au rôle de Narumov une présence puissante et grave, de sa voix cuivrée.
La Monnaie fait ainsi à nouveau résonner patrimoine et actualités avec la justesse d'un regard toujours neuf, comme en témoigne la très chaleureuse ovation debout par laquelle le public salue ce spectacle et célèbre cette rentrée lyrique.