Quand l’opéra rit de lui-même à Buenos Aires avec Viva la mamma! de Donizetti
Placé au cœur du quartier de Villa Urquiza, le Centro Cultural 25 de Mayo est, par ses dimensions et le charme des théâtres d’époque, un endroit idéal pour le cycle d’opéra de chambre du Teatro Colón. Ôlyrix avait déjà rendu compte de spectacles de qualité dans ce cadre, dont Powder Her Face de Thomas Adès, Armide de Lully et Mitridate de Mozart.
Assez rarement joué en Europe (mais couvert par Ôlyrix à Lyon en 2017 et Genève en 2018) et plus encore sur le continent américain, Viva la mamma! de Donizetti, sous-titré Le convenienze ed inconvenienze teatrali, repose sur le principe d’une mise en abyme représentant des chanteurs, un compositeur, un librettiste et un impresario qui s’acharnent à monter un opéra imaginaire, Romulus et Ersilia, alors que les rivalités entre les interprètes condamnent ce projet à l’échec.
Adaptée aux dimensions de l’espace scénique, la mise en scène de Pablo Maritano est dynamique, vivante et efficace, laissant libre cours aux fantaisies gestuelles et vocales des protagonistes. Les décors de Nicolás Boni et les costumes de María Emilia Tambutti posent judicieusement l’intrigue dans les années 1960, époque à laquelle les rivalités entre divas dont celles, légendaires, entre Maria Callas et la Tebaldi, font l’histoire de l’opéra de la période qui suit l’après-guerre. Entre autres photos de figures majeures du chant lyrique de cette époque, leurs portraits symboliques ornent une salle de répétition qui est aussi le théâtre d’affrontements, sous un angle parodique, entre les interprètes convoqués pour Romulus et Ersilia.
L’ensemble du plateau vocal, qui comprend un chœur miniature de trois voix masculines rigoureusement placées, fait globalement montre d’une maîtrise ouverte et nettement audible de l’italien.
La soprano Marina Silva, ici dans le rôle de la Garbinati après avoir interprété Mimi, Arminda (La Finta Giardiniera) et Anna Gomez (Le Consul) impressionne par la puissance et la densité dramatique de ses projections vocales, signatures de la prima donna. La voix est claire, lisse et pleine. Le timbre, homogène sur toute la tessiture, est nourri par un ambitus large. L’investissement théâtral dessine un personnage caractériel, haut en couleur, qui marque la distribution par sa présence scénique et vocale.
La seconda donna, Luigia Scannagalli, n’a à son actif, comme l’indique son rang, que peu d’interventions à la charge de Florencia Burgardt. Cette soprano assume toutefois son rôle en mettant en avant ses qualités articulatoires, expressives et stylistiques. La voix est solide et bien campée pour concrétiser la possible rivalité avec sa concurrente, la prima donna.
La mezzo Estefanía Cap est une Dorotea qui sait manifester avec générosité dans la voix et sincérité dans l’investissement théâtral un rôle que son propre personnage aurait souhaité plus conséquent. En ce sens, le duo du 2e acte, laissé en partie à la libre appréciation des chanteurs à des fins de pastiche dans la partition de Donizetti, fait place à un « Mira o Norma » (du classique de Bellini) qui sonne comme une revanche belcantiste pour Luigia et Dorotea trouvant enfin l’occasion d’épanchements et d’inflexions lyriques qui révèlent chez Florencia Burgardt et Estefanía Cap des capacités vocales aux couleurs inattendues.
La figure centrale et travestie de Donna Agata Scanagalli, mamma de la secunda donna pour laquelle elle revendique avec force et convictions une place plus importante dans le spectacle, fait la césure entre les rôles féminins et masculins. Cette mamma éponyme est incarnée par le baryton Victor Torres (entendu dans Un Re in ascolto et Laborintus II de Berio, mais qui est tout aussi bien interprète de Monteverdi et de Haendel). Ce chanteur versatile ne boude pas son plaisir à faire rire le public, avec grand succès, dans un registre qu’il semble particulièrement affectionner. Les modulations conséquentes de la fantaisie articulatoire et certaines projections en voix de falsetto (dans un rôle majoritairement chanté dans une tessiture de basse) sont orientées pour déclencher un comique vocal qui relève d’une forme de virtuosité. Le jeu d’acteur et l’expression faciale confortent la caricature de la Mamma, à grands renforts de prothèses mammaires (au sens propre), mais c’est une caricature qui s’inscrit dans le genre buffa, où la tendance à l’histrionisme n’est pas absente d’une interprétation d’ensemble provoqué ou sous-tendu par la partition et le livret. Victor Torres trouve en lui nombre de ressources propres au bouffon qui l’aident à la caractérisation vocale et physique de son personnage.
Iván Maier (applaudi dans Falstaff et Theoroda) est un Guglielmo Antolstoïnoloff vocalement convaincant. Sa voix de ténor, claire, lumineuse et sirupeuse, a quelque chose de réconfortant dans sa stabilité. Le défi de lui faire chanter en allemand un extrait du Lohengrin de Wagner (l’air « In fernem Land ») dans les pastiches du 2e acte est relevé avec maestria, performance notable produisant un contraste saisissant avec l’univers de bouffonneries de la Mamma.
Le baryton Alejandro Spies (Procolo Cornacchia), qui a chanté Monteverdi et Menotti, est un soutien vocalement ferme à son épouse, la prima donna. Le timbre est naturellement mat et chaleureux. L’engagement théâtral rend son personnage à la fois crédible et risible.
L’impresario est chanté par le jeune baryton Alejo Alvarez Castillo qui trouve les reliefs à l’expression vocale des ambitions mercantiles de son personnage. Les inflexions servies par une voix haute et décidée savent faire preuve d’autorité, ou plus finement encore d’autorité perfectible.
Des figures de l’art lyrique argentin comme les barytons Gustavo Gibert (le librettiste) et Luis Gaeta (le compositeur), à tour de rôle drolatique Benoît dans La Bohème en 2018 et en 2022, s’appuient sur leur expérience pour truffer leurs expressions vocales et corporelles de détails truculents qui peaufinent le lustre des pitreries. Le premier, faisant résonner sa machine à écrire en rythme, est à associer à la pétillante pianiste répétitrice en scène (Cecilia Fracchia) : tous deux complètent le travail ciselé des 22 musiciens de l’orchestre en fosse qui sont tout autant des guides que des accompagnateurs menés par la baguette alerte et précise de Javier Mas, très interventionniste dans ses intentions et sa gestuelle.