Le Crépuscule des dieux à Bayreuth, la chute de la maison Wotan
Ici encore, nul ne peut reprocher le nombre mais plutôt le caractère trop allusif des idées du metteur en scène Valentin Schwarz. Toutes ces propositions finissent par flotter à la surface de la partition et du livret, sans jamais venir les éclairer et donner leur (voire du) sens. Ultime épisode, ce Götterdämmerung n'a pas la densité ni l'abattage virevoltant des épisodes précédents avec leur référence avouée aux séries en streaming. Seule nouveauté : Brünnhilde et Siegfried ont eu une petite fille. Elle occupe la même chambre d'enfant de Siegmund et Sieglinde – une chambre où rôdent les fantômes, comme ces trois nornes en spectres fantomatiques toutes de strass vêtues, rappelant vaguement les trois gouvernantes dans L'Or du Rhin. Comme le couple dysfonctionne, Siegfried finit par claquer la porte et trouve refuge chez des Gibichungen que la mise en scène campe en écervelés richissimes et passablement drogués. Seul Hagen échappe à ce traitement, identifié par son t-shirt jaune à cet "Or du Rhin" enlevé et (mal) élevé par Alberich. Sans explication, et sans philtre ni perte de mémoire, Siegfried se contente de donner à Günther les clés de l'appartement où la scène du viol mêle vaguement Orange mécanique de Stanley Kubrick et Funny Games de Michael Haneke.
Hagen à l'acte II est occupé à taper avec des gants de boxe dans un sac de sable, avec comme coach un Alberich qui peine à donner de la crédibilité à la scène, ne développant pas un jeu d'acteur tant la violence du personnage paraît artificielle. Très pâle aussi, ce chœur en rangs d'oignons exhibant des masques de Wotan avec casque ailé dans un cérémonial inspiré par le ballet licencieux d'Eyes Wide Shut de Kubrick, mais sans son parfum de perversion. La scène de la révélation-quiproquo et le trio de la vengeance n'apportent guère d'explication supplémentaire. Toutes les références pouvant expliquer ces scènes ayant été gommées, donnant une impression de théâtre de boulevard avec un masque de tragédie, impression confirmée à l'acte III avec cette immense piscine vide au fond de laquelle Siegfried pêche avec sa fille dans une flaque d'eau sale, maigres reliques du Rhin désormais tari (faisant penser au barrage de Chéreau et à la piscine du Rheingold de Frank Castorf, sans la fonction dramatique capable de donner à ce décor unique une dimension réellement efficiente). Les déplacements des personnages sont trop tendus, y compris la mise à mort où Hagen exécute Siegfried du même coup de poing américain avec lequel Fafner avait abattu Fasolt dans le prologue. Brünnhilde apparaît telle une Turandot et termine telle une Salomé jouant au fond de la piscine avec la tête tranchée de Grane, son serviteur et compagnon (devant un immense mur de néons).
La distribution ne reçoit pas non plus un chaleureux accueil de l'auditoire, que ce soit le couple Siegfried-Brünnhilde ou bien les autres protagonistes. La déception l'emporte en effet visiblement pour le Siegfried de Stephen Gould, qui termine ce festival bien fatigué et en-dessous du niveau habituel pour lui ces dernières années. Les aigus sont métalliques, rendant audibles les efforts à maintenir la justesse et le souffle. Escamotant, au début de l'acte III, la vertigineuse et brève montée en guise de salut qu'il adresse à Hagen, il se montre également très précaire de couleur et de vibrato, allant même jusqu'à détimbrer dans le long affrontement où il cherche à se parjurer publiquement devant Brünnhilde. Ce rôle est à nouveau assuré par Irene Theorin (remplacée par Daniela Köhler dans Siegfried). Ses qualités tiennent à une expérience et un métier capables de donner à la voix une endurance lui permettant d'aller au bout du rôle. Le recours par exemple à une curieuse messa di voce (crescendo/decrescendo sur une ligne vocale) dans les passages les moins exposés lui permet d'étirer la ligne sans mettre en péril une capacité toute relative à changer de registre. Mais l'énergie et la précision des aigus posent problème et compromettent en grande partie la scène finale –il est vrai, déjà bien compromise sur le plan scénique.
Albert Dohmen fait son retour au Festspielhaus dans le rôle de Hagen, après un Wotan chez Tankred Dorst, un Alberich chez Frank Castorf mais avec une ampleur assez moyenne de projection et surtout un timbre trop discret et insuffisamment abyssal pour impressionner. Peu sollicité par la mise en scène, il promène son personnage de bad guy avec une passivité qui peine à emporter l'adhésion (il s'agit alors d'observer à la dérobée la façon dont il semble exprimer vocalement un regret après le meurtre de Siegfried, comme s'il comprenait qu'il avait été le jouet d'une machination).
Une fois de plus, c'est l'Alberich d'Olafur Sigurdarson qui emporte la palme et ce, malgré la brièveté de son intervention. Par de belles nuances dans le phrasé et l'accentuation des attaques, il communique un profil psychologique où la noirceur se mêle à l'illusion de bienveillance. Une interprétation d'autant plus marquée face à Günther et Gutrune. Le premier, Michael Kupfer-Radecky offre une émission étroite et une surface vocale à l'étiage, régulièrement couverte par l'orchestre d'un bout à l'autre de la soirée (le timbre terne et la ligne s'étiolant régulièrement empêchant de réellement saisir les intentions et la complexité du personnage). La seconde, Gutrune certes tout aussi difficile à faire exister tant le livret la relègue à une place de subalterne, voit Elisabeth Teige user et abuser d'une puissance hors-propos ici, poitrinant ses aigus sans soigner la prononciation et écrasant trop souvent le timbre pour forcer l'expression (une prestation étonnante et décevante, pour une interprète dont le nom est murmuré pour un rôle infiniment plus conséquent les prochaines saisons sur la Colline).
Christa Mayer reçoit pour sa part des éloges, en imposant une Waltraute de haute tenue : l'éclat et l'engagement de sa courte apparition la rendant néanmoins mémorable comme l'un des solides piliers vocaux de ces distributions.
Les Trois nornes bénéficient de la présence d'Okka von der Damerau toujours avec ce velours sombre et ces accents capiteux, ainsi que de Stephanie Müther au médium moiré. Seule Kelly God semble étrangère à ce déploiement de luxe vocal, par des aigus assez raides et une tendance à la nasalité. Peu d'agréments vocaux également parmi les trois Filles du Rhin, avec une Woglinde serrée de Lea-Ann Dunbar et la Floßhilde excessivement vibrée de Katie Stevenson. Stephanie Houtzeel (Wellgunde) ne parvient pas à rétablir l'équilibre et la sensation d'un ensemble bien dépareillé.
Enfin, la performance du chœur, préparé par le fidèle Eberhard Friedrich, s'avère correcte sur le plan vocal et réussit l'unique scène de foule du Ring. L'impact est limité par de minuscules décalages dont la confusion s'efface rapidement, retrouvant un équilibre et un poids remarqués.
Après une amélioration dans Siegfried, le chef d'orchestre Cornelius Meister poursuit sur la voie d'un son ample et généreux, impulsant une tension de bon aloi dans les ensembles en réduisant la voilure pour accorder aux solistes un soutien adéquat. Cette lecture préfère à la prise de risque un confort relatif dans la façon de souligner la ligne générale. Pas toujours nuancée ni très claire, la battue ne valorise pas les leitmotives qu'elle noie dans un volume dynamique, certes spectaculaire mais trop uniforme.