Avec La Voix humaine et Les Mamelles de Tiresias, Poulenc pleure et rit au Festival de Glyndebourne
En 2022, le
Glyndebourne Festival Opera a réussi à présenter un programme
plein d'imagination et d'énergie intellectuelle, alors que tant de
compagnies ont opté pour l'éprouvé, c'est-à-dire un répertoire
familier et des reprises d'anciennes productions. Ils ont ainsi donné la première production d'Alcina
de
Haendel à Glyndebourne, mais aussi une
production des
Wreckers d'Ethel
Smyth dans sa version française originale, qui devrait donner lieu à des reprises à l'avenir.
Mais la dernière production de la saison est peut-être la plus frappante et la plus courageuse de toutes : un double programme associant Les Mamelles de Tirésias et La Voix humaine de Francis Poulenc, deux œuvres courtes, un opéra bouffe et une tragédie lyrique (du moins est-elle ainsi présentée, certes en partie par dérision). Elles se situent aux deux extrémités du registre dramatique : La Voix humaine explore les possibilités du monodrame -tradition qui remonte à l'Erwartung de Schoenberg en 1909- et Les Mamelles de Tirésias, qui se réfère à la tradition de l'opérette telle que popularisée par Offenbach dans les années 1850. Les deux œuvres offrent une vision de la condition féminine dans la période d'après-guerre (Les Mamelles de Tirésias a été créé en 1947, La Voix humaine en 1959), même si le livret des Mamelles de Tirésias est basé sur une pièce d'Apollinaire de 1903, révisée en 1917.
Le rôle unique de La Voix humaine et le rôle-titre des Mamelles de Tirésias ont tous deux été écrits pour Denise Duval (qui a également créé la version française du rôle de Blanche dans Dialogues des Carmélites), mais ces deux rôles sont ici répartis entre Stéphanie d'Oustrac pour La Voix humaine et Elsa Benoit pour Les Mamelles de Tirésias. Stéphanie d'Oustrac se mesure ainsi aux différentes pratiques vocales requises : récitatif, arioso, éclats lyriques fragmentaires et exercices d'effondrement vocal qui atteignent presque, mais pas tout à fait, la parole. Si les soudaines explosions voluptueuses de Poulenc (quand elle se souvient d'une journée à Versailles ou d'un hôtel à Marseille par exemple) laisse l'auditeur sur sa faim, son "Je t'aime" final, écrit "pianissimo dans un souffle", capte pleinement l'attention du public. La beauté de la voix, réelle, reste transitoire dans une partition ne laissant que peu d'opportunités de soutenir une ligne. Seule en scène durant 40 minutes, d'Oustrac livre un superbe jeu scénique dans une performance émotionnellement éprouvante. La mise en scène de Laurent Pelly reste minimaliste : dans un unique décor, aux contours sobres et au plan scénique incliné, des cloisons coulissantes faisant évoluer l'espace scénique, une ligne orange floue barrant d'abord le rideau de fond de scène, évoquant la ligne téléphonique, avant que n'apparaisse une photographie de l'interlocuteur d'Elle à la toute fin de l'œuvre.
À l'autre extrémité du spectre émotionnel, Elsa Benoit incarne le rôle-titre des Mamelles de Tirésias, ou plutôt ce triple rôle, puisque la femme au foyer bourgeoise, Thérèse, se transforme en un homme ambitieux, Tirésias, puis en cartomancienne, avant de redevenir Thérèse. La soprano se montre agile dans les ariettes et spirituelle dans les récitatifs. Son mari dans l'œuvre, Régis Mengus dispose d'une belle voix de baryton, adaptée à la nature surréaliste de ce rôle agile et erratique. Sa voix est contrôlée, jusque dans un registre supérieur extrêmement fin et son timbre offre une large gamme de couleurs.
Les autres rôles sont moins élaborés. Gyula Orendt interprète le Directeur du théâtre du prologue et le Gendarme. Il offre un jeu scénique abouti, contrepoint soigné des autres rôles, et rend justice à la glorieuse musique de Poulenc de sa belle voix de baryton, notamment épanouie dans le registre médian. Seul interprète non francophone de la distribution, il peine toutefois à maîtriser la langue. Le Fils est chanté par James Way : le rôle est court mais exigeant. Sa déclamation rapide est précise et culmine sur un si bémol aigu d'une grande clarté.
Dans cet opus, Pelly offre une vision colorée, voire bigarrée, exaltant les oppositions mises en avant par le livret d'une manière presque brutale, mais en évitant le piège des visions binaires parfois mises en scène. Les personnages s'ébattent dans une boîte blanche, la scénographie se montrant fidèle à la tradition de l'opéra bouffe tout en apportant un fort contraste avec La Voix humaine. Les duellistes, messieurs Presto et Lacouf, sont interprétés par Christophe Gay et François Piolino dans des costumes jaune et vert éclatants. Le premier offre une voix vive et élégante, habilement menée, tandis que le second fait briller son ténor dans un volume excédant celui de ses confrères. Bien qu'Apollinaire ait été journaliste, il n'est pas tendre avec cette corporation, ce qui transparaît dans l'opéra de Poulenc qui s'en inspire. Loïc Félix interprète le Journaliste avec habileté, d'une voix fine, consistante et douce, qu'il déploie avec intelligence sur l'ensemble de la gamme. Le rôle de la Vendeuse de journaux, en orange vif, est tenu par Julie Pasturaud d'un mezzo-soprano mélodieux, notamment dans le registre inférieur.
Les trois autres rôles, la Dame élégante, la (Grosse chez Apollinaire et Poulenc) Dame et l'Homme barbu sont tenus par des artistes du Chœur du Festival de Glyndebourne au début de leur carrière. Le Chœur justement, placé sous la direction d'Aidan Oliver, se montre bien ensemble, laissant éclater des timbres fins et s'appliquant dans des mouvements scéniques élégants. Le London Philharmonic Orchestra est dirigé par le Directeur musical de Glyndebourne, Robin Ticciati, et apporte un support précieux aux deux pièces, démontrant sa capacité à se produire en petite formation, dans laquelle le rôle de chaque instrumentiste se rapproche de celui d'un soliste.
Le public se montre enthousiaste devant la proposition scénographique de Laurent Pelly, ainsi qu'envers l'ensemble du plateau vocal.