Mozart à Saint-Jean-d'Acre
Un tel lieu, sur une telle terre, riche et chargée d'Histoire et d'histoires imprime et impose nécessairement une ambiance toute particulière à chaque événement qui s'y déroule, comme à chaque spectateur (habitant, ou voyageur du monde entier venu ici, en l'occurrence principalement depuis la France). Ce projet artistique prend ici une tonalité unique, avec des résonances fascinantes qui se tissent entre les œuvres choisies et ce cadre, entre les scénarios de ces livrets d'opéras et les histoires de ce lieu (les premières au fort contenu social semblant même plus réelles et vraisemblables que les secondes pourtant historiquement avérées). Les Noces de Figaro et Don Giovanni viennent même questionner de manière particulièrement aiguë l'histoire de ce lieu (et réciproquement) : traitant des heurts provoqués entre individus lorsqu'ils se considèrent de différentes castes, et des dangers d'utiliser la religion pour son intérêt personnel.
Ces grandes murailles de Saint-Jean-d'Acre dont la Citadelle devient le décor naturel pour ces deux opéras de Mozart et da Ponte se font les vestiges bien vivants d'une Histoire qui résonne avec ces histoires. Acre (Akko en hébreu, Akkā en arabe), ville stratégique conquise et reconquise à travers les siècles par différentes férules, fut un épicentre des Croisades, servant aux chrétiens de porte d'entrée en Terre Sainte pour leur reconquête de Jérusalem, puis de port d'attache sauvé de la défaite complète, et enfin de port de sortie. Mais si cette ville est un port aux enjeux religieux et martiaux, ce lieu est en fait un havre : ces fortifications de Saint-Jean d'Acre abritent une Commanderie des Hospitaliers, ordre se vouant à l'accueil et au soin, et non pas seulement des croisés ni même des chrétiens (hommes et femmes de tous niveaux sociaux et de toutes confessions étaient pris en charge, avec même des menus confessionnels pour les juifs et musulmans). La cohabitation la plus complexe n'était d'ailleurs pas celle entre les confessions mais entre les deux ordres de croisés : les Hospitaliers chargés de soigner et les Templiers chargés de protéger les routes. La ville, comme la région, le territoire et l'État ont conservé à travers les siècles cette cohabitation, bien entendu complexe mais effective, de différentes communautés : celle-là aussi, voire celle-là même que les opéras mettent en scène ensemble, et proposent de réunir.
Les réconciliations individuelles et sociales qui concluent Les Noces de Figaro sur une célèbre et déchirante repentance, autant que la punition du vil Don Giovanni, punition soignant les cœurs qu'il a blessés, résonnent avec ce lieu (les parallèles se poursuivent d'ailleurs avec ce Festival, organisé conjointement avec un Symposium sur la "Médecine du Futur").
Les rencontres sonores œcuméniques ne sont d'ailleurs pas seulement métaphoriques (et pas toutes prévues) en ces deux soirées. Les concerts commençant à la nuit tombée... comme l'appel du muezzin à la prière (ou plutôt, juste avant), le long accordage des instruments d'époque (de Mozart) devient de fait rétrospectivement aussi celui de ce chantre musulman, ici particulièrement -quoique par hasard et par surprise- accordé à la tonalité occidentale dans ses mélismes montant vers l'aigu. Ce prélude improvisé et imprévu devient ainsi un prologue œcuménique aux Noces de Figaro. Le chef Marc Minkowski, d'abord aussi étonné que ses musiciens et que l'assistance, plonge dans une écoute religieuse avant de reprendre la baguette pour lancer l'Ouverture des Noces dans une fougue tempétueuse et méticuleuse à la fois. Cette énergie se conservera durant toute cette soirée et la suivante, nourrissant les phrasés de grands élans précis, d'accents fougueux et fugués. Marc Minkowski montre d'ailleurs sa pleine implication orchestrale mais aussi théâtrale et lyrique en descendant régulièrement de son podium et en se tournant pour conduire aussi le chant, jusqu'à se retourner complètement vers le public, comme les solistes, et au milieu de ceux-ci à l'avant-scène tel un membre de la troupe vocale, les dirigeant en articulant avec eux (comme tout au long de la soirée).
Les petits décalages dans l'orchestre se résolvant après l'Ouverture confirment que cette acoustique ne réverbère pas et qu'elle offre même une résonance très intéressante entre ces augustes pierres sous la voûte étoilée. Le son est amplifié par les alcôves à voûtes d'ogive entourant cette cour de forteresse et il est aussi bien réfracté que molletonné par l'alternance de pierres taillées et polies, typiques de cette architecture : la roche kurkar (éolianite) étant à elle seule une noce de styles et de techniques, romane et gothique d'inspiration, mais orientale de fabrication. La phalange orchestrale tire pleinement parti de ces univers et de cette acoustique, grâce à sa connaissance du chef, suivant -en les anticipant- les changements expressifs de tempi, avec des archets claquant et des cuivres clinquants.
Cette connaissance entre le chef et l'orchestre se retrouve aussi dans l'alchimie avec les solistes, et pour cause, ces artistes se retrouvent en fait ici pour une nouvelle escale en deux concerts dans le voyage qu'ils mènent ensemble avec la Trilogie Mozart - da Ponte : cette Trilogie mise en scène par Ivan Alexandre, inaugurée au Théâtre du Château de Drottningholm en 2015, puis présentée à raison d'un épisode par saison au Château de Versailles (où elle reviendra en janvier prochain pour deux séries en format récital enchaînant les trois spectacles, comme ce fut le cas au Liceu et à Bordeaux juste avant ce voyage en Israël). Les deux premiers épisodes débarquent à Saint-Jean-d'Acre dans une version mise en espace mais par l'assistant d'Ivan Alexandre sur la Trilogie, Romain Gilbert qui s'appuie pleinement sur le travail d'incarnations et d'interactions effectué auparavant. Le résultat présenté ici valorise ce travail et cette familiarité entre interprètes (qui se connaissent, aussi dans cette production), tirant profit d'un effet de troupe (d'autant que les solistes chantent ici même les chœurs, renforçant d'autant leurs liens et le cachet de cette version). De surcroît, cette proposition théâtrale nécessairement concentrée sinon réduite scéniquement (mais nullement musicalement) met d'autant mieux l'accent sur ses quelques éléments très signifiants retenus. L'avant-scène, devant l'orchestre, concentre le jeu en un couloir théâtral. Les deux paravents de chaque côté cachent à peine les interprètes attendant d'entrer sur scène (mais dans une résonance heureuse et imprévue avec la mise en scène de cette Trilogie qui met en abyme le théâtre de tréteaux). Un seul fauteuil étant installé, le siège du chef (et lui-même) sont mis à contribution dans l'action. Le moindre regard, la moindre caresse traduit les liens changeants entre les personnages, construits dans le cadre d'un travail sur les trois opéras. Le voile de mariée à lui seul fait le lien entre Les Noces de Figaro et celles de Don Giovanni sans cesse repoussées (là encore en lien avec tout ce projet de Trilogie qui s'est appuyé sur une référence que Mozart fait lui-même aux Noces dans Don Giovanni, pour multiplier ici les citations d'un opéra à l'autre comme nous le détaillons dans notre récent compte-rendu de cette Trilogie à Bordeaux).
Romain Gilbert utilise ici les quelques espaces de la Citadelle dont il peut modérément disposer, avec une très grande parcimonie à la mesure des possibilités de ce lieu patrimonial et du temps de travail disponible, mais chaque descente de scène pour traverser le public en devient ainsi d'autant plus éloquente (en se réservant même un effet essentiel pour le Don Giovanni du deuxième soir, où le Commandeur et le Libertin meurent successivement en sortant de scène, pour monter côté Jardin les escaliers menant vers les hauteurs de la Citadelle, mais vouant ici aux Gémonies).
À côté du faîte de pierres accueillant les surtitres, une photographie projetée pour chaque acte sur l'alcôve derrière la scène sert à évoquer un "décor", épuré (intérieur de salon, jardin, psyché dans une chambre, fenêtre sur cour ou sur parc). L'accent est ainsi mis sur la performance des solistes, pleinement impliqués dans les arias autant que les récitatifs, dans le chant et le jeu, seuls ou entre eux et même à travers les personnages qu'ils incarnent d'un soir à l'autre.
À ce jeu et par son jeu, c'est incontestablement Robert Gleadow qui brûle les planches en fanfaron factotum de facto (incarnant Figaro puis Leporello le lendemain), jouant constamment de toute l'inépuisable énergie de sa grande stature et de la plasticité de ses gestes, en se moquant de surjouer. Cette constance de l'inconstance a sa cohérence avec le thème des œuvres et avec les origines comiques du style, mais elle fait exploser les habits des deux valets qu'il incarne. Figaro et Leporello sont par lui réunis dans leur héritage buffa de commedia dell'arte mais par des rodomontades étourdissantes incompatibles avec une part essentielle de ces personnages : impossible ici de les imaginer apeurés ou dominés, craindre qui que ce soit sur ce plateau ou aux cieux et devoir leur cacher des stratagèmes. D'autant que le baryton-basse canadien tire profit du fait qu'il domine d'une tête tout le plateau (qui aligne pourtant de nobles et belles statures), d'une carrure impressionnante mais qui ne limite nullement la souplesse de ses gestes et même de ses danses (il se fait tour à tour rock star, danseur disco ou flamenco). Toute cette riche énergie sert toutefois et incontestablement l'intensité et la diversité de la prestation vocale, virtuose, le chant rajoutant même à l'occasion la pointe de sarcasme bienvenue pour faire mine de résister au maître, ou pour l'imiter. Le souffle est si riche qu'il porte tous les accents, glissements, acrobaties et vibrations dans un grand numéro de lyrismes variant tous les paramètres sonores, changeant les dynamiques en un éclair (y compris vers des passages en voix de tête).
Face à ces deux valets en un et en mille dont il se fait maître, ses deux maîtres successifs (le Comte puis Don Giovanni) ont fort à faire, mais prennent la sagace décision de ne pas surenchérir, bien au contraire. Face à ce Figaro qui mesure en bondissant l'espace de sa chambre, le Comte Almaviva compte le moindre de ses gestes (physiques et vocaux) : Thomas Dolié propose un jeu et un chant à l'intensité distante et retenue, à l'image de son timbre parcourant cinquante nuances de gris sombre mais avec un phrasé agile. La menace de son pouvoir contenu traduit pleinement les enjeux du personnage et se traduit dans chaque geste d'une main qui menace d'être trop dure ou (pire, visiblement) trop caressante. La voix sombre, le timbre nasal, le phrasé et le jeu nerveux montrent la retenue (difficilement contenue) de ses vindictes qu'il sait déployer à bon escient par sa projection musclée, intensifiée d'accents : pour se rappeler en maître et pour trahir le caractère manipulatoire de sa tendresse (qui ne s'épanouira pleinement que dans la repentance, d'autant plus touchante et sincère, un genou et le regard à terre, une larme dans la voix, demandant et obtenant le pardon et la concorde dans ce lieu saint).
Iulia Maria Dan tire toutes ses épingles vocales du jeu, proposant en Comtesse des Noces (comme le lendemain en Donna Anna de Don Giovanni) une performance de récital -avec une robe seyante à cet exercice- dans le meilleur sens du terme, avec une infinie noblesse (notamment applaudie dans le "Dove sono"). La voix se déploie en crescendi impressionnants car partant du pianississimo déjà très présent, en scintillant dans le médium d'un filin d'argent soutenant les montées de volume. L'amplitude de la matière se rapporte à celle de l'ambitus, la voix plongeant vers un grave aussi tendre que corsé.
Arianna Vendittelli chante ce soir Susanna (avant Donna Elvira d'autant plus piquante et tourmentée le lendemain) de son médium appuyé, sur un grave un peu effacé mais menant vers un aigu clair. La soprano romaine déploie ainsi plusieurs voix en une, selon les hauteurs, mais d'une manière relativement complémentaire et sachant passer de l'une à l'autre.
Chiara Skerath présente toute la timidité de Cherubino au point de sous-jouer, de se corseter avec des épaules constamment haussées, et de ne pas déployer sa voix, mais pour mieux traduire ensuite par contraste les palpitations de son cœur découvrant le sentiment amoureux (avant d'y plonger le lendemain en Zerlina). Cela étant, cette logique d'interprétation amoindrit d'autant la richesse et le déploiement vocal dans la plus grande partie de son chant et de son jeu, même si cette plus grande partie n'en est pas l'essentiel, loin de là (et qu'elle se voit très applaudie elle aussi, après les conclusions de ses épisodes marquants).
Le Basilio de Paco Garcia (également juge Curzio) est un jeune maître de musique jouant de ses résonances claires et cuivrées, mais avec un phrasé serré et vers des montées qui ne sont pas encore nourries. Malgré son assise sur le grave et son déploiement contrôlé dans le médium, le phrasé de Norman Patzke en Bartolo/Antonio se fait grandiloquent avec un vibrato très ample, notamment en raison de son corps et de son cou tendus vers l'arrière comme ses fins de phrases.
Parmi les costumes plutôt sobres et modernes, avec quelques touches colorées seulement (pour rester signifiantes, comme le lendemain ce rouge pour la doublure de Don Giovanni), le choix d'une tenue de danseuse orientale pour Marcellina détonne triplement : avec les autres, avec le personnage et avec le lieu. Certes, la mezzo vénitienne Miriam Albano n'a rien de la Gouvernante telle qu'on l'imagine mais la transformer en Jasmine d'Aladdin apparaît comme une maladroite et très approximative tentative de couleur locale (ou le résultat d'un échange de valises à l'aéroport). Comme pour compenser, elle est affublée de grosses lunettes et elle tente de grossir la voix, ce qui l'essouffle un peu et ne rend pas justice à l'étendue de sa ligne nuancée (qu'elle avait pu déployer à Bordeaux en Despina dans Cosi fan tutte mais aussi pour Les Noces en Cherubino, renforçant encore les liens et passerelles entre les œuvres et cette production).
Manon Lamaison propose en Barbarina un caractère piquant malgré un médium-grave engorgé, d'autant que son phrasé appliqué retrouve l'équilibre entre tendresse et lyrisme dans sa si touchante cavatine "L'ho perduta".
Le public de ce soir (comme celui du lendemain) se lève dès la dernière note et comme un seul homme, ovationne cette soirée avancée dans la nuit (approchant d'une heure du matin). Les musiciens très applaudis jouent et entonnent alors un "Joyeux anniversaire" en l'honneur de Muriel Haïm, Fondatrice de ce Festival dont elle est la Présidente, comme de la Fondation France-Israël.