Don Giovanni, Antéchrist en Terre Sainte
Le Festival d'Opéra se poursuit et se conclut (pour cette année) dans la Citadelle des croisés avec cette deuxième escale, deuxième reprise et mise en espace par Romain Gilbert, assistant d'Ivan Alexandre sur la Trilogie Mozart - da Ponte menée par Les Musiciens du Louvre : après Christophe Rousset en 2016 et William Christie en 2018, Marc Minkowski est cette année l'invité d'honneur de cette manifestation (l'édition 2020 ayant été repoussée pour cause de Covid).
Notre couverture du Festival d'Opéra de Saint Jean d'Acre se poursuit avec ce compte-rendu de la deuxième soirée, au lendemain des Noces de Figaro
L'inattendu (quoique prévisible) prélude musical du muezzin avait surpris l'assistance -et l'organisation- la veille en appelant à la prière à l'heure pourtant rituelle du coucher du soleil (heure également choisie pour le début de ces représentations en plein air afin de rendre visibles les images projetées servant de décors ainsi que les quelques lumières de projecteurs). Ce soir, le chef Marc Minkowski s'y attend, s'y est préparé et l'intègre même à la soirée. Le chef occupe le prélude à ce prélude à l'ouverture en présentant au public ce projet de Trilogie dont deux épisodes sont ici représentés en deux jours (le troisième épisode de la Trilogie pourrait être l'occasion de revenir, mais ce Cosi fan tutte est aussi présent d'une autre manière durant ce Festival, via toutes les questions qu'il pose sur les rapports entre les genres, sujet d'une conférence sur "Le statut des femmes dans les opéras et les chansons de Mozart" donnée par Coline Infante et Ido Ariel au Centre Culturel Français de Tel Aviv le lendemain). Mais l'appel à la prière bat le rappel et se rappelle aux souvenirs des spectateurs du concert, le chef suspendant ses explications pour écouter à nouveau religieusement le chant du chantre venant du sommet du minaret de la mosquée voisine. Marc Minkowski reprend et conclut rapidement son intervention, l'occasion de se présenter en ambassadeur du dialogue culturel, lui dont les "ancêtres sont rabbins" et la "mère traductrice de l'arabe".
Et pourtant, tout le monde se trouve de nouveau surpris quand le muezzin reprend un postlude à son intervention, alors que l'Orchestre a déjà commencé. L'effet est une nouvelle surprise non moins éloquente : comme si le religieux voulait répondre aux terribles accords initiaux de ce drame, pour lutter, damner, ou absoudre Dom Juan. L'Orchestre reprend donc à nouveau les accords initiaux et repart cette fois pour de bon, mais comme la veille avec des décalages (qui mettent même un peu plus de temps que la veille pour se recaler). Nonobstant, l'endurance de la phalange et du chef est toujours bien présente et à l'unisson, davantage encore que la veille. Marc Minkowski déploie de grands élans et balancements, des accents encore plus vifs, au service d'accords anguleux et de phrasés tendres (résonnant comme la veille avec les particularités architecturales de cette acoustique). Les foudres précises de la baguette vive et tenace, bondissante et même fulgurante, se permettent des accélérations au sein des phrasés, mais pleinement suivies (car anticipées) par les instrumentistes. Au final, et surtout, le résultat mêlant foudres divines et tendresses séductrices correspond pleinement à cet opéra et en résume même tout l'enjeu dialectique.
La mise en espace de Romain Gilbert continue de s'appuyer sur quelques photographies projetées servant de très sobres décors (perspectives architecturales symboliques soulignant les points communs entre l'architecture du lieu où se situe cet opéra et de ce lieu où il est interprété : arches en briques, bâtiment brut méditerranéen avec le haut d'un clocher, salon de boiseries, statue aux longs cheveux vue de dos, escalier en pierre avec vue sur une plage et l'horizon pour le dîner, et enfin pour le final heureux une vue sur des champs et forêts vallonnées). Mais cette version s'appuie surtout sur l'alchimie travaillée entre les musiciens dans l'élaboration de cette production en trilogie, ici reconcentrée d'abord sur une version de concert mais aménagée, sur scène et parfois autour. "Batti, batti" devient un concerto pour violoncelle et "Deh, vieni alla finestra" un concerto pour mandoline, l'instrument soliste se plaçant à l'avant-scène aux côtés du chef.
Les foudres de l'Orchestre savent aussi bien soutenir les voix, et la grande richesse sonore propose aussi les plus tendres nuances. Les chanteurs peuvent ainsi pleinement exprimer leur palette vocale jusqu'au récité. Robert Gleadow en tire encore (comme la veille et constamment) pleinement profit, déployant l'immensité de sa verve lyrique et comique. Figaro la veille, Leporello ce soir, il est à nouveau valet mais toujours aussi peu serviteur : se mettant au seul service de l'expressivité de sa performance survoltée (dont même les murmures sont électriques). Leporello continue ainsi de transformer et transporter la commedia dell'arte en one-man-show. Les manches retroussées (laissant à contrecœur son maître en faire autant aux jupons), la casquette en arrière (qu'il passe à Don Giovanni dans leur échange de personnages), le baryton-basse canadien montre combien il a ces rôles et cette production dans la voix et dans la peau (lui qui fut présent à chaque étape de cette production trilogique : à sa création au Théâtre du Château de Drottningholm en 2015, puis à Versailles où il reviendra en janvier prochain pour deux séries en format récital enchaînant les trois spectacles comme ce fut le cas au Liceu et à Bordeaux juste avant ce voyage en Israël). Robert Gleadow assume toujours aussi pleinement les grands écarts constants de sa prestation scénique et vocale, sachant aussi bien et dans un même souffle intercaler des baisers en accents piqués au sein d'une phrase qui se prolonge en longue tenue glissante.
Le Commandeur utilise ce soir les escaliers montant vers les hauts remparts de la Citadelle pour menacer la scène et Don Giovanni, mais l'essentiel de l'impact dramaturgique de cette version repose sur le jeu de troupe, sur des éléments subtils et des substitutions d'accessoires bien choisies. Le chef donne ainsi à Leporello un livre d'images servant ici de catalogue : le valet arrachant les pages représentant de lascives pin-up, comme autant d'effeuillages commis par son maître libertin (avant de faire d'une feuille un avion en papier lancé vers le public) : l'occasion de confirmer que Leporello ne manque pas de souffle.
Difficile d'imaginer qui pourrait résister à deux gaillards tels que ces Leporello et Don Giovanni. La veille, le Comte (Thomas Dolié) des Noces face à son valet Figaro nourrissait son interprétation et son timbre en le ramenant sur un riche quant-à-soi d'autant plus fulminant. Face à Leporello mais au même interprète, Alexandre Duhamel fait en Don Giovanni un tout autre choix, tout aussi complémentaire et correspondant aussi à son personnage différent : le choix d'une forme de distance s'animant dans le chant, d'un sourire d'abord carnassier (rappelant Scarpia) puis séducteur, mais semblant parfois indécis (lorsque le personnage demeure sur scène en spectateur de l'action). Sa voix doublée de velours (comme sa veste doublée de rouge qu'il échange avec Leporello et qu'il sait retourner à l'envi) l'ancre néanmoins pleinement au personnage vocal, faisant un grand effet sur le public (qui accepterait visiblement de lui donner la main, comme Zerlina et les autres, voire de la lui accorder). Les différents visages de ce séducteur inconstant sont aussi vocaux, avec une certaine tension pour monter dans les hauteurs et nuances (la voix perdant de ses couleurs), alors que tout le reste de la performance déploie un catalogue de ses conquêtes vocales, même à ciel ouvert : avec quelques passages dolce passant par un médium intense, déployé à la mesure du lieu et de l'acoustique (dans ce qu'elle demande et valorise d'impact et de rondeur tout en bénéficiant pleinement de la grande agilité prosodique et solfégique du baryton dans les passages les plus rapides).
Alexandre Duhamel ayant chanté Leporello par le passé, il commence parfois même une phrase de cet autre rôle mais réussit à en faire un effet scénique, comme s'il intimait à son domestique ses propres mots. Des mots dont il sait jouer et se jouer, ravissant le public lorsqu'il transforme, en cette terre sainte, non pas l'eau en vin mais le vin du texte en falafel et chawarma (le vin reviendra néanmoins dans une bouteille pour le "Fin ch'han dal vino", même s'il s'agit de l'air du champagne) avant que les quattro doppie deviennent des shekels (monnaie d'Israël).
Si certains interprètes ont deux rôles importants et complémentaires d'une soirée à l'autre (certains chantant également deux très petits personnages un même soir), Callum Thorpe se voit ici confier Masetto et le Commendatore pour Don Giovanni. Ce double-rôle pose des difficultés dramatiques et vocales, l'interprète ayant à peine le temps de mourir en Commandeur qu'il revient en Masetto, pour finalement revenir en spectre du Commandeur (sans liens scénographiques). Vocalement, l'écart est également compliqué, même si le chanteur installe en commandeur dans cette commanderie des fureurs plus toniques, notamment en statue au sommet de l'escalier, surplombant la scène. La ligne reste toutefois très intense (un peu tendue) en Masetto, le phrasé étant aussi conduit, musclé même.
Avec autant d'intensité qu'en Comtesse la veille, Iulia Maria Dan déploie en Donna Anna des accents encore plus saisissants, retardant encore un peu plus le decrescendo (traduisant le surplein de douleur du personnage et le réconfort qui tarde à venir). Ces accents sont ceux d'une tragédienne et même de plusieurs : la tragédie dont elle est victime puis vengeresse, dans toute l'épaisseur de son timbre et toute l'intensité de ses accents. La soprano roumaine garde l'intensité de cette foudre dans le lyrisme vocal en passant de l'aria au récitatif, conservant la qualité de la prosodie, frappant à l'envi et avec mesure dans les nuances, toujours avec la grande élégance d'une performance de récital (en robe drapée et fendue).
Très applaudie durant le spectacle, c'est clairement elle qui arme le bras et les intentions de Don Ottavio joué avec retrait par Julien Henric (d'autant qu'il est vêtu en garçon de café). Quelques décrochements vocaux sont aussi bien contrôlés que ses élans vers les aigus tandis que ses vocalises sont tendres mais glissent quelque peu sur la justesse. Son phrasé tenu et nourri de vibrato continue de croître en projection, s'appuyant sur son corps de voix mais peu sur l'assise d'un soutien exigé par l'intensité de ce rôle (quoiqu'il sache claironner dans le forte).
Arianna Vendittelli ici en Donna Elvira et comme la veille en Susanna a une intensité vibrante dans le récitatif mais le grave s'estompe dans les arias. Le reste de la tessiture s'épanouit et s'investit avec mesure, à la mesure de la progression du drame, de l'espace scénique et acoustique.
Chiara Skerath en Zerlina est encore dans sa tenue de mariée de Cherubino qu'elle interprétait la veille (une illustration des liens tissés entre les épisodes de cette Trilogie mise en scène par Ivan Alexandre et reprise par Romain Gilbert). Vocalement, elle joue des résonnances de son timbre et même d'une couleur aigrelette (renforcée par la piquante prosodie de son phrasé pointu à couleur claire), avant la tendresse mariale finale. Tous ses moyens vocaux sont contrôlés et mesurés, audibles et traduisant son incertitude face à l'amour pour mieux y succomber dans la douceur d'un vibrato froufroutant, la voix ne cessant de progressivement s'agrandir. Elle est ainsi d'autant plus saisissante par contraste avec ses cris (toujours lyriques) face au danger.
Les choristes locaux offrent leur application et implication, avec justesse et accents toniques, les femmes participant au jeu en demoiselles d'honneur séduites par Don Giovanni, les hommes rejoignant le Commandeur en haut de l'escalier.
Dans des résonances rappelant là encore l'histoire complexe et contrastée de ce lieu, qui fut un hôpital au Moyen-Âge mais une prison politique appliquant la peine de mort au XXe siècle, Don Giovanni est finalement puni, pour ses péchés et ne pas avoir fui le danger (ce qu'il aurait pu faire en empruntant le tunnel creusé par les templiers : l'une des attractions touristiques désormais de cette cité passionnante).
Ainsi se conclut cette troisième édition du Festival d'Art Lyrique de Saint-Jean-d'Acre en cette année qui célèbre aussi les 40 ans des Musiciens du Louvre : par une ovation debout, immédiate et spontanée ce soir encore, à la nuit tombée, sous une bonne étoile (littéralement : "Mazel tov !").