Loïc Lachenal, Directeur de l’Opéra de Rouen : "Donner le goût à la génération Z de faire une sortie culturelle"
Loïc Lachenal, vous êtes l’ancien Directeur des Forces
musicales (syndicat professionnel des opéras, orchestres et
festivals d'art lyrique) : quelles évolutions anticipez-vous
pour le secteur de l’opéra suite aux difficultés qu’il a
connues ?
L’Etat a confié deux missions d’étude encore toutes fraiches, à Caroline Sonrier sur les opéras et à Anne Poursin sur les orchestres. Elles font des constats assez convergeants, et soulèvent des problématiques que nous avions déjà constatées avant de manière plus sous-jacentes. Comme souvent, la crise ne fait que révéler des difficultés qui étaient déjà présentes. Le cumul des crises nous donne des raisons de nous inquiéter, mais il y a aussi des choses très positives. D’abord, le réseau des opéras et des orchestres a montré la solidité de son modèle : nous avons pu, grâce au soutien sans faille de l’Etat dont a bénéficié l’économie française dans son ensemble, continuer à faire vivre des projets qui n’étaient pas ceux qui étaient prévus, mais aussi entretenir des gens dans leur mission et dans leur travail et éviter qu’ils soient complètement à l’arrêt comme dans d’autres pays. Le secteur s’est correctement comporté et a montré qu’il pouvait se réinventer dans des délais très courts. On nous comparait à un pachyderme : ce pachyderme serait hyperlaxe !
Anticipez-vous tout de même des difficultés ?
Si on se projette, de grands défis sont devant nous, comme devant le reste du secteur culturel. Les publics reviennent petit à petit, mais ce n’est pas encore complètement gagné : il y a un gros travail à relancer pour leur redonner l’envie de fréquenter nos salles. Je note que le monde de la musique résiste plutôt mieux que d’autres secteurs culturels, comme le cinéma qui subit un effritement absolu de sa fréquentation. La rencontre physique reste importante pour de nombreux spectateurs. Mais le défi est de donner le goût à la génération Z de sortir de chez elle pour une sortie culturelle.
Par ailleurs, on passe de plus en plus de temps derrière des écrans, avec des interfaces numériques : nous devons trouver le moyen de mobiliser ces outils, sans qu’ils se substituent à la présence en salle, pour qu’ils deviennent des relais de nos actions pour donner encore plus l’envie de venir.
Un autre défi, qui m’inquiète particulièrement, est lié à l’économie : le retour de l’inflation va avoir un impact tant sur le pouvoir d’achat des spectateurs que sur nos coûts. Le monde de la culture emploie beaucoup de petits salaires, qui seront donc très impactés par l’augmentation du coût de l’essence et des denrées alimentaires. Nous sommes dans une économie subventionnée qui laisse très peu de marge d’adaptation : nous ne pouvons pas augmenter les prix du jour au lendemain (et ce ne serait d’ailleurs pas forcément une bonne solution) et il nous reste peu de marges de productivité. Il va falloir voir avec les pouvoirs publics s’ils peuvent aligner l’évolution des subventions sur l’inflation ou réfléchir à des allègements sociaux ou parafiscaux.
D’autres grands enjeux se posent à nous comme au reste de la société : la crise du Covid repose la question des discriminations. La société est extrêmement fracturée. Nous devons y répondre avec des maisons toujours plus ouvertes, plus inclusives, où chacun peut trouver sa place.
Que retenez-vous du rapport sur les opéras en France qu’a rédigé Caroline Sonrier ?
Il est formidable. Il re-pose un état des lieux complet, sans opposer les modèles et les modes de fonctionnements : le secteur de l’opéra est en effet extrêmement divers. Il montre l’urgence à convoquer des états généraux : dans leur fonctionnement, beaucoup de maisons sont au bout de ce qui est possible étant donnée la stagnation des financements et l’augmentation des coûts réels. Elle a démontré que les maisons ont fait leur révolution sociale, culturelle et artistique, en se fixant de nouvelles missions qui n’ont jamais été financées. Il y a un travail à faire avec les collectivités et l’Etat pour résoudre cette équation entre les missions attendues et les subventions qui permettent leur financement. Il faut aussi continuer à travailler le cadre des labels pour redonner de la clarté. La Cour des comptes a publié un nouveau rapport sur le financement du spectacle vivant, qui démontre que le financement de l’Etat sur nos réseaux labélisés est très en-dessous de tous les autres labels par spectateur. Cela montre que l’Etat investit moins sur les spectateurs du monde de la musique que sur le théâtre ou la danse. Pourtant, l’audience par spectacle est plus importante que sur les autres réseaux du spectacle vivant, ce qui montre aussi notre potentiel.
Vous avez été nommé à la tête de l’Opéra de Rouen en 2017, puis avez été prolongé en 2020 jusqu’en 2025. Quel bilan tirez-vous de ce premier quinquennat ?
Le bilan est compliqué à faire car cette saison est la première saison complète que j’ai programmée, puisque les premières saisons étaient au moins en partie programmées par mon prédécesseur et que le Covid a impacté les deux saisons suivantes. Nous avions prévu de fréquenter une liste d’œuvres selon un calendrier qui est brouillé par les mécanismes de reports. Tout de même, beaucoup de points du projet que j’avais soumis lors de ma candidature ont été réalisés ou continuent de se développer : la visibilité de la maison par les retransmissions dans l’espace public ou via une politique audiovisuelle plus importante, son intégration dans un réseau de coproducteurs plus élargi, la plus grande envergure de la saison symphonique avec un nombre de spectateurs en croissance, etc. Lors de ma première saison, nous avons accueilli 17.000 spectateurs qui venaient à l’Opéra de Rouen pour la première fois : c’est très positif. La nomination de Ben Glassberg comme Directeur musical de la maison est aussi une satisfaction. Il arrive presque à la fin de son premier mandat de trois ans : on a pu voir son formidable dynamisme. L’enregistrement que nous avons fait de La Clémence de Titus va sortir à la rentrée et tout le monde pourra juger de son excellence dans ce répertoire. D’ailleurs, son interprétation de La Flûte enchantée en cette fin de saison montre combien il fourmille d’idées dans les phrasés, dans l’énergie. C’est assez réjouissant.
Jusque quand les reports de productions impacteront-ils vos programmations ?
Au début, j’ai essayé de reprogrammer les productions, mais cela créait un encombrement terrible pour les nouvelles productions. Il faut se rendre à l’évidence : certains projets vont devoir être abandonnés pour continuer à soutenir la création, même si les difficultés économiques nous amèneront peut-être à en sauver certains qui ont été en partie initiés. Il aurait été formidable que nous puissions les jouer en plus, mais l’exploitation des spectacles coûtant beaucoup d’argent, ce n’était pas possible d’un point de vue budgétaire. La saison prochaine sera encore clairement impactée par des reports, puis ça va devenir plus discret. L’un de nos reports sera tout de même joué en 2025/2026.
Comment avez-vous construit votre programmation 2022/2023 ?
La construction d’une saison se fait aussi en fonction des volontés du Directeur musical, entre ce qu’il souhaite faire et ce que j’ai envie de porter. J’ai de grands points de vigilance. Les titres que l’on présente doivent être équilibrés entre les répertoires, avec une grande diversité, notamment sur une échelle chronologique : nous allons donc montrer cinq siècles de musique, en partant de Haendel (voire de plus loin avec le concert du Poème harmonique) pour arriver à la création contemporaine. Ensuite, nous démarrons toujours par un grand ouvrage, qui fait plaisir aux spectateurs, et qui est l’occasion de sortir de nos murs pour une diffusion sur écrans géants. Cette saison, nous aurons aussi l’occasion de montrer un spectacle un peu iconique, qui a marqué l’histoire de la représentation d’opéra, avec Le Songe d’une nuit d’été de Britten par Robert Carsen. C’est important d’entretenir et de montrer ces productions. Enfin, nous portons une grande attention aux distributions, pour proposer quelques prises de rôle marquantes et des chanteurs qui sont dans l’éclosion de leur carrière. Ce sera le cas de Pene Pati dans Rigoletto ou de Jakub Józef Orliński dans Serse. Le standard des artistes que nous distribuons est assez élevé pour une maison qui a notre budget. Avec notre savoir-faire et notre ligne artistique très rigoureuse, nous pouvons montrer les bons interprètes au bon moment.
Vous ouvrirez votre saison dès le mois de septembre par la production de Rigoletto par Richard Brunel déjà créée à Nancy : qu’en aviez-vous pensé ?
C’est un très beau spectacle. J’aime les fidélités artistiques et les spectateurs s’attachent aux artistes, surtout lorsqu’ils sont brillants. Or, Richard Brunel a fait ses premiers projets lyriques à Rouen avec Albert Herring, notamment. Je suis impressionné par son grand respect de la musique et ce qu’elle provoque sur le spectateur, et par son envie d’aller fouiller la dramaturgie très profondément. Il propose une transposition dans un autre monde hiérarchisé qu’une société de cour, celui d’un corps de ballet : c’est très touchant parce qu’on parle du spectacle et de notre univers. Et cela pose la question de la mère de Gilda, dont on sait qu’elle était danseuse et qui est la grande absente de l’histoire. Dans sa vision, cette absence hante tout l’ouvrage, comme une autre malédiction. Agnès Letestu, ancienne danseuse étoile de l’Opéra de Paris, joue le rôle de la mère, et les chanteurs eux-mêmes devront chorégraphier quelques mouvements pour que tout soit très crédible. Il n’y a pas de ballet en tant que tel mais Gilda est confrontée au dur travail de la barre. Plus on met les participants d’un spectacle dans un grand réalisme par rapport au projet dramaturgique, plus la véracité des sentiments exprimés est là.
C’est votre Directeur musical Ben Glassberg qui dirigera l’orchestre : qu’a-t-il apporté depuis sa nomination ?
Il a apporté une grande ouverture d’esprit sur la programmation symphonique, notamment en termes de chefs et de solistes invités, avec une grande attention portée à des histoires qu’on raconte moins par ailleurs. Nous essayons toujours d’ajouter dans les programmes des créations contemporaines ou des pièces composées par des femmes ou encore des compositeurs oubliés. Il ne veut pas refermer le répertoire sur les grands chefs-d’œuvre, afin que chacun puisse découvrir ou redécouvrir des ouvrages moins connus. Je sens aussi un travail de consolidation du son de l’Orchestre. Je savais qu’il était désigné pour faire de l’opéra ou du symphonique sur une formation de type Mozart, c’est-à-dire 40 musiciens, mais il a aussi développé d’autres répertoires, et notamment le répertoire russe : nous avons beaucoup fréquenté Stravinsky l’an dernier, Chostakovitch cette année. C’est une ouverture que je voulais apporter. Il nous propose plein d’artistes que l’on connait moins en France et qui viennent du monde anglo-saxon, comme la violoniste Tai Murray qui est venue faire un concerto de Korngold, le pianiste Stephen Hough qui viendra à la rentrée, ou encore le pianiste Benjamin Grosvenor qui viendra plus tard jouer le concerto de Brahms.
Comment présenteriez-vous les solistes que vous avez choisis pour cette production de Rigoletto ?
Il est assez formidable de pouvoir compter sur Pene Pati, qui est la sensation du moment : nous l’avions bien repéré lorsque nous l’avons engagé il y a deux ou trois ans. Rosa Feola vient de faire ce rôle à New York et dans les cinémas du monde entier : nous avons les meilleurs interprètes du moment. Cette distribution est digne de maisons beaucoup plus grandes que nous.
En novembre, vous accueillerez la large coproduction du Voyage dans la Lune mis en scène par Olivier Fredj : qu’en avez-vous pensé ?
C’est un plaisir de remonter cet ouvrage, un opéra-féérie, un grand divertissement avec un enchainement de tableaux. C’est un type de spectacle qu’on a un peu perdu, qui ressemble presque à une grande revue de music-hall opératique. Il y a tout pour se faire plaisir : le fantasque et le loufoque du genre lui-même, et le travail d’Oliver Fredj, qui provoque l’émerveillement par l’imagerie de Méliès, de ce que la lune représente depuis le XIXème siècle jusqu’à maintenant.
C’est Chloé Dufresne, dont la carrière se développe fortement, qui dirigera : comment la présenteriez-vous ?
Nous la connaissons très bien puisque nous lui avons donné son premier engagement en tant que cheffe. Elle est revenue et a déjà dirigé l’orchestre plusieurs fois dans des tournées. Nous y sommes attachés : c’est un joli profil, "frenchy", très frais et plein de talent. Elle reviendra et nous souhaitons faire encore beaucoup de choses avec elle. C’est la première fois qu’elle vient pour un opéra, nous verrons donc sa relation au plateau et aux chanteurs. En fin de saison, nous enregistrerons d’ailleurs avec elle une nouvelle saison de Piccolo, Saxo et Compagnie pour France 5.
Cette production, menée par Génération Opéra (ex-CFPL), est aussi une occasion de mettre de jeunes chanteurs en valeur. Que retenez-vous des auditions qui ont été menées pour cette production ?
Je retiens la bonne santé de l’école du chant français actuelle. Nous avons beaucoup ri pendant ces auditions car ils s’emparaient du comique de ce livret : le niveau était très bon. Il y a parmi ces jeunes de quoi construire de très belles programmations : nous allons le montrer cette année et les saisons suivantes. Nous aurons quelques belles prises de rôle du chant français dans de grands ouvrages. Hélène Carpentier, qui a pris le rôle d’Iphigénie en Tauride en trois jours alors qu’elle ne connaissait pas grand-chose de la partition et l’a interprété magnifiquement, en est une bonne représentante. C’est aussi pour cela que je me suis battu pour capter notre Pelléas et Mélisande, annulé à cause du Covid. Nous ne pouvions pas le rater car il était l’occasion des prises de rôles de Huw Montague Rendall en Pelléas, d’Adèle Charvet en Mélidande, de Nicolas Courjal en Golaud et de Lucile Richardot en Geneviève : c’était un moment important.
Ce format de coproduction vous paraît-il pertinent et à reproduire à l’avenir ?
Cela permet de montrer des ouvrages qui ne sont pas si connus que ça, et de profiter de la grande exposition médiatique offerte par cet évènement. Il y a eu 16 maisons d’opéra associées, la production aura tourné sur plusieurs années, avec un disque qui aura été enregistré. Cela permet aussi d’accompagner une génération de chanteurs. C’est aussi intéressant de pouvoir, de temps en temps, partager un projet avec beaucoup de collègues. C’est très compliqué car les lieux posent des contraintes techniques différentes : les tailles et les pentes de la scène, mais aussi les outils techniques sont différents d’une maison à l’autre. Je suis vigilant à ce que la somme des contraintes ne génère pas un dénominateur commun trop bas qui affecterait la qualité de la production. Mais il est très vertueux qu’un tel spectacle puisse être autant vu.
Quelques jours plus tard, vous donnerez Einstein on the Beach de Glass : pourquoi avoir choisi cette œuvre ?
C’est une bombe atomique qui est tombée sur le monde musical au tournant des années 60, lorsque cette œuvre iconique a été créée. Elle est rarement montée alors qu’écouter cette musique est une expérience que chaque spectateur doit pouvoir vivre. L’ensemble Ictus nous l’a proposée : je ne pouvais pas refuser. C’est une sorte de grand rituel scénique et musical. Ce sera un concert augmenté.
Pourquoi avoir choisi Suzanne Vega comme narratrice ?
J’ai appris l’anglais avec Suzanne Vega : mon professeur nous faisait écouter ses chansons. C’est ce qui est génial avec cet ouvrage : on peut avoir des artistes d’autres univers qui viennent le faire vivre aux côtés du Collegium Vocale Gent et de l’Ensemble Ictus.
En décembre, vous jouerez La Clémence de Titus en version concert : pourquoi avoir privilégié ce format pour cette œuvre ?
C’est le premier ouvrage que nous voulions présenter pour la première année du mandat de Ben Glassberg : il était important qu’il présente un opéra pour sa première année, mais il était trop tard pour le faire en scénique, vus les besoins d’anticipation. Nous avions donc fait le choix d’une version concert, qui a été annulée à cause du Covid. Nous avions pu en faire un enregistrement pour le disque avec le label Alpha et nous voulions le donner sur scène au moment de la sortie du disque. Je voulais aussi montrer cet ouvrage, ce grand Mozart de la maturité, qui montre toutes les qualités de l’Orchestre et tout ce que Ben Glassberg veut faire avec.
Qu’attendez-vous de la distribution ?
Nous aurons la prise de rôle d’Ed Lyon en Titus : c’est le bon moment pour lui. C’est un rôle de ténor mozartien sur lequel on peut proposer des ténors plus vaillants, moins élégiaques que pour Don Ottavio. Le reste de l’équipe est à peu près celui avec lequel nous avions enregistré : une très belle distribution, hyper stylée et assez idéale. Simona Saturova apporte quelque chose d’assez troublant en Vitellia par sa capacité bel cantiste. Anna Stephany est magnifique en Sesto.
En janvier, vous permettrez à votre public d’admirer la mise en scène du Songe d’une nuit d’été de Robert Carsen : pourquoi avoir choisi cette production ?
Pour l’enchantement, l’émerveillement que j’ai ressenti lorsque je l’ai vue et revue : je voulais que le public puisse vivre ça aussi. Quand Ben Glassberg m’a dit qu’il adorerait faire cet ouvrage, j’ai eu un élan spontané pour vérifier si nous pouvions faire cette production. C’était une évidence pour moi. Il n’est pas impossible que Robert Carsen vienne sur les répétitions : il a goûté au travail ici sur Iphigénie et il a envie de revenir. Il a adoré les conditions de représentation ici, le rapport entre la scène et la salle et l’intensité que cela apporte au spectacle.
Comment présenteriez-vous la distribution ?
Il y a quelques jolies prises de rôle, notamment Paul-Antoine Bénos-Djian en Oberon. Nous avions invité Eric Ferring, qui chantera Lysander, lorsque nous avons monté Tannhaüser : c’est un ténor américain absolument formidable. Bien sûr, nous aurons plaisir à retrouver Lucile Richardot qu’on adore en Hippolyta. Et puis il était important que notre chef anglais dirige de la musique anglaise.
Au mois de mars, vous proposerez Serse dans une mise en scène du Lab (Clarac/Deloeuil), initialement prévue en 2020 : à quoi ressemble cette production ?
La question de l’histoire d’amour du Roi de Perse nous parle moins aujourd’hui, mais la triangulation amoureuse est très actuelle. Ils sont donc partis dans l’idée d’une comédie romantique avec de jeunes gens d’aujourd’hui. C’est une production très vivante au plateau.
David Bates dirigera l’orchestre : pourquoi l’avoir choisi ?
C’est déjà lui qui devait diriger en 2020. Comme sur Iphigénie en Tauride, nous aurons l’Orchestre maison avec les cordes sur archet classique et les cuivres naturels. Il est important de montrer que les orchestres permanents peuvent stylistiquement aborder ces répertoires de la bonne manière, musicologiquement informée. Pour cela, il faut travailler avec des chefs qui connaissent cet univers, et savent le faire stylistiquement. David Bates avait un profil intéressant pour cela : c’est l’un des jeunes chefs qui dirigent à Glyndebourne régulièrement. Il est de la lignée des anciens chefs de chant qui savent mettre les chanteurs dans de bonnes conditions. Il a énormément travaillé avec Emmanuelle Haïm. A l’époque où on l’a engagé, c’était un pari, mais il a aujourd’hui de beaux engagements.
Quels sont les axes qui ont mené à la construction de cette distribution ?
Nous avons cherché à donner de nouveaux rôles, dans des conditions favorables, à de jeunes talents. Ainsi, Jakub Józef Orliński prendra le rôle d’Arsamene comme Jake Arditti prendra celui de Serse et Mari Eriksmoen celui de Romilda. Ils savent que chez nous, ils travailleront dans de bonnes conditions, avec de bons collègues.
En avril, vous poursuivrez la tradition locale des opéras participatifs avec Cendrillon ou le Grand Hôtel des songes : quelle importance accordez-vous à ce genre ?
Depuis 10 ans, l’Opéra de Rouen a accueilli plus de 100.000 enfants sur ces productions participatives : entre 10.000 et 14.000 jeunes spectateurs par saison. Ils viennent découvrir l’opéra, mais aussi faire la fête, participer à un moment de joie où chacun a sa juste place et est un élément important au côté des autres enfants. Chacun devient puissance invitante. Je mets à chaque fois en garde les chanteurs et les chefs : à la première représentation, quand la salle se met à chanter, l’émotion perce toujours. Et en effet, l’émotion les saisit à chaque fois. Associé à ces représentations, il y a un gros travail avec les enseignants, pour leur permettre de préparer au mieux la venue des élèves, et avec la Fondation Les Nids [qui œuvre pour la protection de l’enfance, ndlr] : ces actions touchent à la fierté propre par la considération qu’on leur porte. Il ne s’agit pas pour nous de faire une éducation musicale ou de faire émerger les virtuoses de demain. Le neuropsychologue Pierre Lemarquis a beaucoup écrit sur l’impact de la musique et de sa pratique sur le développement du cerveau : c’est cela que l’on partage avec les enfants. Ils seront peut-être notre futur public, mais à coup sûr les citoyens de demain. Il faut mettre dans leur tête l’imaginaire nécessaire pour affronter le monde. Aujourd’hui, un enfant sur quatre de la métropole pousse les portes de l’Opéra de Rouen: c’est important.
A quoi cette production ressemblera-t-elle ?
Elle va ressembler au Grand Hôtel des songes, qui s’inspire du film The Grand Budapest Hotel : un univers très coloré, propice aux chassés-croisés. Comme c’est devenu la tradition, nous partagerons ce projet avec le Théâtre des Champs-Elysées, ainsi qu’avec nos collègues italiens d’AsLiCo, qui ont lancé cette pratique, et qui la travaillent avec un grand talent. Nous avons développé cette ingénierie pour produire et adapter l’œuvre, travailler le matériel pédagogique et la méthodologie d’apprentissage. Il y aura ainsi plus de 30 représentations : c’est pourquoi nous prévoyons deux équipes. Ce sera l’occasion d’entendre de jeunes chanteurs, pour la plupart français, dans un cadre bienveillant. C’est une production d’opéra, qui a aussi un rôle d’insertion pour les jeunes artistes.
En mai, vous présenterez The Convert, une création dont vous êtes co-commanditaire avec l’Opéra de Flandre : quelle a été la genèse de ce projet ?
Nous sommes partis du livret, écrit d’après un roman, Le Cœur converti de Stefan Hertmans, qui a été un grand succès à sa sortie en 2016. Les récits qu’il porte dans ses romans s’appuient toujours sur des faits réels. Il fait donc un travail d’ethnologue et de recherche historique. Cette histoire est touchante pour nous rouennais car elle démarre ici, dans un monument que nous nous apprêtons à redécouvrir sous le Palais de justice, qui est le plus ancien monument juif de France, qui s’appelle La Maison sublime, et dont la restauration se termine pour permettre une ouverture au public. C’est donc l’histoire d’une jeune rouennaise du XIème siècle qui, par amour, se convertit, traverse la France et se confronte au Pogrom. Son périple l’emmènera jusqu’au Caire. Ce lien à Rouen et à notre histoire sera cultivé grâce à un chœur de la ville qui va participer au spectacle aux côtés des chanteurs professionnels. Le livret aborde donc les thèmes de la liberté, de l’amour, du fanatisme religieux et du dialogue entre les cultures, qui sont encore très actuels. Le compositeur, Wim Henderickx, écrit de grandes fresques musicales avec beaucoup d’inspiration. C’est une sorte de grand syncrétisme d’influences de musiques. La fin est assez poétique et belle.
Dans quel esprit Hans Op de Beeck a-t-il construit sa mise en scène ?
J’aime montrer que l’opéra est pluridisciplinaire. Hans Op de Beeck est l’un des plasticiens les plus intéressants du moment. Les parisiens se souviennent des installations qu’il avait faites au 104 il y a quelques années, qui étaient extrêmement poétiques.
Vous clôturerez la saison avec Roméo et Juliette par Eric Ruf, que le public a pu découvrir en décembre à l’Opéra Comique : pourquoi avoir choisi cette œuvre ?
C’est un ouvrage qu’Olivier Mantei [ancien Directeur de l’Opéra Comique, ndlr] et moi voulions faire depuis longtemps et que nous avions convenu de monter ensemble. C’est un bel ouvrage français qui mérite d’être monté de temps en temps. Eric Ruf a remis la pièce de théâtre au répertoire de la Comédie-Française : nous avons trouvé qu’il serait intelligent et pertinent, notamment au regard des réflexions sur l’avenir des productions, de proposer à Eric Ruf dont on connait la passion pour l’opéra, d’adapter sa production du théâtre à l’opéra. Cela montre qu’on peut activer des leviers de durabilité sur certains projets. Nous reprenons donc les grands châssis de décors et certains costumes, même s’il a fallu en refabriquer car la Comédie-Française n’avait pas de chœur ! Au-delà de cet aspect, il est intéressant de voir une seconde lecture de cette même histoire : l’opéra n’avance pas de la même manière ni au même rythme. La mise en scène est vraiment réussie avec sa transposition dans l’univers de l’Italie des années 50-60 qu’on connait très bien dans un monde cinématographique.
Comment présenteriez-vous votre duo principal ?
Il y aura une belle découverte avec Elbenita Kajtazi en Juliette : ce devrait être intéressant. Ce qui est drôle pour le rôle de Roméo, c’est que Pene Pati, qui fera notre ouverture de saison avec Rigoletto, avait sauvé les représentations à Paris suite à un cas de Covid. Nous avions alors déjà engagé son frère Amitai Pati pour chanter ce rôle chez nous. C’est une formidable famille : un troisième ténor, plus jeune qu’eux, est paraît-il en train d’éclore. Cela fait partie des clins d’œil de la saison : nous aurons aussi un second Roméo et Juliette avec le ballet de Benjamin Millepied, nous présentons aussi un second Songe d’une nuit d’été avec le concert Mendelssohn illustré par Grégoire Pont, mais aussi deux fois le Prélude à l’Après-midi d’un faune, l’un par Sidi Larbi Cherkaoui et l’autre par Anne Teresa De Keersmaeker.
Comment présenteriez-vous Pierre Dumoussaud qui dirigera cette production ?
C’est un chef fidèle, avec lequel nous aimons travailler sur différents répertoires depuis ma première saison. Le répertoire français lui va particulièrement bien, comme l’a montré la captation de Pelléas et Mélisande que nous avons faite ensemble. C’est un bon compagnon de route avec lequel l’orchestre aime travailler, un formidable chef d’opéra, qui construit la tension nécessaire pour installer le drame.
Vous accueillerez des concerts lyriques avec Karine Deshayes, Bruno de Sa et Lea Desandre : comment se sont fait ces choix ?
Ce sont des compagnonnages. Karine Deshayes devait initialement faire sa prise du rôle d’Iphigénie avec nous, Lea Desandre avait pris le rôle de Rosina dans Le Barbier de Séville chez nous et l’Ensemble Jupiter est quasiment installé à Rouen pour tous ses enregistrements.
Quels seront les grands évènements de votre saison symphonique et chorégraphique que nous n’aurions pas encore cités ?
Il y aura en mars la Quatrième symphonie de Mahler et les Wesendonck Lieder interprétés par Sally Matthews, qui ne les a pas tant chantés : il est important d’entendre du Wagner dans la maison. D’autant que ces Wesendonck Lieder sont un prélude à Tristan et Isolde… mais je n’en dis pas plus. Le programme pour enfant comprend aussi un grand week-end Big Bang en décembre, et nous montrerons le nouvel opus de Marc-Olivier Dupin, Le Chat du Rabin. Pierre Dumoussaud dirigera aussi en mai un concert mis en scène associant Ravel, Debussy et les grands films de danse de Thierry de Mey. Cela montrera un beau moment d’interaction entre musique et danse et montrera que le concert symphonique peut aussi être un moment de spectacle.