La Bohème à la Grange aux pianos, rêve d’amour au soleil couchant
Depuis 2012, de Pelléas à Mélisande à L’Heure espagnole de Ravel en
passant par La Nuit Persane
de Saint-Saëns, nombreuses
sont les pages lyriques
qui ont été tournées à la
Grange aux pianos, demeure de pierre et de charpente sise au sud de
l’Indre, à une quarantaine de kilomètres
de Châteauroux. C’est là, chez lui, que le pianiste Cyril Huvé
organise depuis dix ans un festival de musique classique à la
réputation et à la fréquentation toujours plus grandes, et c’est
là aussi que la compagnie lyrique Opera Fuoco se produit chaque
année depuis trois ans désormais.
Ainsi, après Les Noces de Figaro en 2020, puis Cosi fan tutte
l’an passé, c’est cette fois-ci à La Bohème
que se frotte la pépinière de talents visant à constituer un
tremplin pour la carrière de jeunes chanteurs en devenir (qui
espèrent marcher dans les traces de Vannina Santoni, Lea Desandre ou
encore Clementine Margaine, toutes passées par Opera Fuoco).
Pour ce spectacle donné en plein air, dans la grande cour de la grange, la mise en scène est confiée à Elsa Rooke, connue notamment pour avoir travaillé il y a quelques années avec John Eliot Gardiner sur une trilogie Monteverdi. Celle-ci livre ici une vision aussi universelle qu’atemporelle de l’œuvre de Puccini, avec des costumes peu marqués en termes d’époque, se focalisant surtout sur la description d’une impécunieuse jeunesse n’ayant d’autre préoccupation que de vivre d’amour et d’eau fraîche. Une table et quelques chaises de bois, un petit lit où s’asseoir, une bouteille de vin à partager et en avant la camaraderie ! De peu de choses, et sans grands effets techniques, cette mise en scène parvient idéalement à plonger dans un environnement parlant à tous, celui d’un temps des amours où le premier regard est évidemment synonyme de coup de foudre, et où la désillusion finale, parce que frappant une jeunesse fringante et pleine d’espoirs, n’en est que plus douloureuse.
Un touchant duo de jeunes amoureux
Au cœur de cette bande d’amis à l’énergique insouciance, Julie Goussot est une Mimi qui ne donne jamais vraiment dans la légèreté, d’abord fragile et troublée face à l’amour naissant, puis rapidement rattrapée par le mal qui la ronge. Convaincante dans son jeu dramatique engagé, la soprano l’est aussi sur le plan vocal, avec une voix joliment timbrée, émise avec une conviction qui fait presque oublier qu’il s’agit là d’une prise de rôle. La ligne de chant est d’une belle homogénéité, le timbre résonne chaudement, et le “Si mi chiamano mimi” est pleinement attendrissant, porté par la fraîcheur d’une voix s’étirant jusqu’à de vibrants aigus. Le Rodolfo du jeune ténor Léo Vermot-Desroches est fort crédible lui aussi dans le rôle de l’être aimé et aimant vivant modestement de son art de poète. La voix est de belle tenue sonore, assise sur un solide medium, et sait se faire hautement expressive, comme dans un fervent “Che gelida manina”. Une performance d’excellente tenue, conclue par un déchirant “Mimi !” lancé à son aimée mourante, le tout augurant sans doute d’un bel avenir dans le rôle pour un artiste dont la voix devrait encore gagner en rondeur d’émission.
La soprano britannico-hongroise Anna Cavaliero prend avec entrain les traits de Musetta, conférant au rôle toute la fougue et l’espièglerie attendues. Le soprano est vif et coloré, l’émission limpide sur une belle largeur de tessiture, et le soin apporté à la qualité du chant est continuellement palpable. Son Marcello est porté par le remarqué Matthieu Valendzik, au baryton aussi robuste qu’expressif et au jeu scénique engagé, notamment lorsqu’il s’agit de maudire l’effrontée Musetta. Avec sa voix de baryton tirant naturellement vers des graves bien creusés, Halidou Nombre campe un solide Colline, Aymeric Biesemans se montrant tout aussi investi en Schaunard, avec son baryton au medium bien assis et cette manière gourmande de rouler les "r". Dans le double rôle de Benoit et Alcindoro, Gautier Joubert fait entendre une voix de basse râblée et pareillement sonore sur une large étendue de tessiture.
Fondateur d’Opera Fuoco il y a bientôt 20 ans, et pédagogue aussi passionné que passionnant (le spectacle n’étant pas sous-titré, il vient lui même présenter les ressorts de l’intrigue avant et après chaque acte), David Stern dirige énergiquement l’ensemble Ataïr. Fondé en 2019 par le bassoniste Thomas Quinquenel et la violoniste Aude Marchand, celui-ci s’est notamment fait une spécialité de reprendre des pages lyriques avec son effectif réduit à une dizaine de musiciens. Et l’ensemble fonctionne plutôt bien, des couleurs variées s’extrayant des pupitres, et des nuances expressives et bien appuyées permettant de retranscrire habilement les émotions attendues. Même si l’on est loin du volcan sonore que produirait logiquement un orchestre complet, la flamme passionnelle produite lors de la montée en tension du “Che Gelida Manina” parvient à produire une saisissante chaleur musicale et dramatique. La mort de Mimi, portée par les pleins archets de cordes larmoyantes, est tout aussi prenante. Le public ne s’y trompe pas qui, à la nuit tombée, salue les artistes, chanteurs et instrumentistes, d’une belle et longue ovation.