La Joconde gagne son pari aux Chorégies d’Orange
Jean-Louis Grinda, Directeur des lieux, se charge de la mise en scène de cette Gioconda qui clôture cette édition 2022 des Chorégies d'Orange. Il livre pour cette unique soirée une version fidèle au livret. La scénographie n’est constituée d’aucun élément de décor hormis quelques accessoires (un bureau, un lit, un promontoire), des cordages sculptant la scène (mais ayant un usage dramaturgique limité) et le Théâtre antique lui-même, des projections vidéos venant l’habiller pour illustrer les différents espaces sans pour autant coller toujours totalement à l’action (la régate est illustrée par un grand voilier à l’acte I, les embarcations d’Alvise et de Laura ne sont pas représentées à l’acte II, etc.). Certaines projections n’en sont pas moins majestueuses, comme la fresque rappelant l’œuvre du Tintoret parant le Palais des Doges de Venise, qui illustre la fête de l’acte III et dont des personnages semblent s’échapper pour danser le célèbre Ballet des heures. Les danseurs, très en place, sont menés par deux personnages aux casques à plumes, comme des clins d’œil aux autruches de la version de Fantasia. La chorégraphie de Marc Ribaud est gracieuse et très classique, en cohérence avec le reste de la mise en scène. Les danseurs, comme les chanteurs et les figurants, revêtent de riches costumes d’époque, colorés, très travaillés par Jean-Pierre Capeyron.
Daniele Callegari, élégant dans sa veste blanche qui ressort dans la nuit, dirige son Orchestre Philharmonique de Nice avec précision, marquant les temps de l’une des deux baguettes dont il est muni, tandis que sa main gauche dessine les intensions (même s’il n’hésite pas à lancer les grands accents de la partition à deux mains). Le vent, qui fait trembler le décor (ou plutôt les projecteurs qui habillent le Théâtre), nécessite une attention constante des musiciens : si une assistante est chargée de tenir la partition du chef, les instrumentistes doivent manipuler des pinces à linge, provoquant un concert de cliquetis à chaque changement de page. Malgré cela, la phalange se montre habile dans ses changements de registres et précise dans son interprétation. La flûte est mise en avant dans les passages festifs, mais les riches graves du violoncelle ou les grondements de grosse caisse ramènent constamment la tragédie au centre de la dramaturgie.
Dans le rôle-titre, Csilla Boross a la lourde tâche de remplacer Saioa Hernandez au pied levé. Sa projection, d’abord timide, se fait plus sûre dans les moments-clés de la partition. Son timbre, légèrement duveté, s’accorde à la pureté du personnage tout comme le fin vibrato. Le chant est nuancé, grâce à des piani bien projetés, comme cet aigu final de son premier air, tenu sur le fil dans une extrême douceur. Ses graves de pierre se font écho du drame dont elle subit l’incessant renouvellement.
Clémentine Margaine sort du lot en Laura, par sa voix large, émise avec une apparente facilité et probablement très audible jusqu’au square des Orangevilles qui surplombe le Théâtre. Le timbre est chaud et très homogène sur l’ensemble de la tessiture, mais ses graves sont particulièrement intenses.
Remplaçant Armatüvshin Enkhbat en Barnaba, Claudio Sgura, spécialiste du rôle (comme de celui de Scarpia dans Tosca) savoure chaque odieux mot qu’il prononce par son phrasé de diseur. Son timbre reste sombre des graves à l’aigu tandis que sa projection fend l’espace malgré le vent, sa voix s’élevant au-dessus des chœurs.
En Enzo, Stefano La Colla remplace Francesco Meli qui remplaçait Fabio Sartori. Sa voix surgit dans sa première intervention, claire et fière. Son timbre est assez pur, couvert avec soin dans les aigus. Grâce au dynamisme de ses phrasés, sa projection ne manque pas d’éclat, même lorsqu’il chante depuis le fond de scène.
Alexander Vinogradov est un Alvise impassible, qui construit son autorité sur une voix puissante, riche et ténébreuse. Alors que le vent se lève pour son grand air (qu'il nous présente comme le font ses collègues pour leurs personnages dans notre série d'Airs du Jour dédiée), il maintient une projection droite et sûre, depuis les graves extrêmes jusqu’aux aigus. En Cieca (la mère aveugle de La Joconde), Marianne Cornetti souffle le chaud des graves et le froid des aigus, d’un timbre dur au vibrato soigné. Les médiums sont soyeux, toujours très audibles.
Jean-Marie Delpas campe Zuane d’une voix claire, assez fine bien que très audible, et à l’aigu solide. En Barnabotto, Serban Vasile expose une voix granuleuse, puissante, noire et corsée. Jean Miannay confère à Isepo sa voix franche pour sa très courte intervention soliste.
Les Chœurs des Opéras d'Avignon, de Monte-Carlo et de Toulouse sont rassemblés pour former l’impressionnante masse chorale de l’ouvrage. Si leur première attaque est très approximative, ils gagnent rapidement en cohésion. Le chœur des matelots est particulièrement réussi, la douceur des graves répondant à l’éclat des parties plus joyeuses.
L’originalité du livret tient dans le comportement du rôle-titre, prêt à tous les sacrifices pour l’homme qu’elle aime (jusqu’à sauver sa rivale pour faire le bonheur de son bien-aimé), et dans le sort de son antagoniste : même s’il ne triomphe pas, Barnaba ne subit aucun châtiment et se trouve prêt à poursuivre son œuvre lugubre (à l’instar du Duc de Mantoue dans Rigoletto). Bien que donné pour la première fois in loco depuis 1983, l’ouvrage est particulièrement adapté au lieu, par ses grands et grandioses ensembles. Les vénitiens de l’ouvrage réclament « des jeux et du pain », probablement comme les spectateurs du Théâtre des origines.
En cette nuit des étoiles, les "stars" du jour sont très chaleureusement applaudies par le public. Mais celles-ci ne sont pas filantes.
© Philippe Gromelle |