Carmen sauvée par les eaux aux Arènes de Vérone
Le maestro Marco Armiliato opte pour une ouverture pétillante, montrant d'emblée combien l'orchestre est un protagoniste résonant avec le chant mais aussi et d'abord avec les danses qui animent le plateau décoré de tentures et de tissus rouges (et des costumes d'Anna Anni). La scène est souvent animée mais pour mieux se figer dans les moments du drame.
Pleinement à l'unisson, la mezzo-soprano lettone Elīna Garanča notamment célèbre pour son incarnation de Carmen alterne les grandes acrobaties vocales avec les notes graves (comme ses regards), diabolique séductrice. Sa présence intense s'appuie sur chaque mot qui se détache et se déploie pleinement à travers cette Arène, lieu d'une Corrida lyrique d'où elle émerge parmi les marches des chœurs et les bruits de sabots des chevaux (elle entrera même à cheval sur scène au troisième acte, dans la montagne) : c'est sur elle que se concentre toute la lumière et la tension du drame. D'autant que le lieu en plein air devient ce soir encore un décor naturel pour l'opéra, une légère brise soufflant agréablement lorsque l'action est transportée dans la montagne, et surtout, la pleine lune semblant être gérée par la régie lumière : d'abord rouge, elle vire au jaune dans la taverne et illumine par intermittence les montagnes du décor ici sous l'orage et les éclairs naturels.
Les éléments se mettent donc eux aussi à l'unisson de l'œuvre et renforcent les interprétations des artistes. Le ténor américain Brian Jagde travaille le caractère d'abord apeuré de Don José pour mieux se révolter et s'imposer ensuite par la présence éclatante du timbre, plus résonant note après note. La voix perce avec des aigus forts et clairs, cédant à la sensualité mais s'éloignant ensuite de tout romantisme (laissant augurer des terribles foudres finales qu'il aurait lancées sur Carmen, si les foudres du ciel ne l'en avaient pas empêché). Même la fleur qu'il jette est vengeresse, un reproche adressé à Carmen pour l'avoir fait emprisonner.
Escamillo le torero est incarné par Claudio Sgura s'appuyant sur sa haute et noble stature, la fermeté de son timbre ainsi que sur la confiance dégagée par ses médiums fermes jusqu'à ses aigus sûrs. Sa diction claire du français renforce la précision de son phrasé.
La soprano Maria Teresa Leva (qui chantait Liù quelques jours plus tôt en cette arène aux côtés d'Anna Netrebko en Turandot) maintient la même accroche vocale alors que son personnage de Micaëla est particulièrement malmenée par la foule de personnages venant l'accoster. Elle est comme un caillou jeté dans une mare, mais sa voix aussi : rayonnant par cercles concentriques à travers l'arène avec constance et homogénéité sonore.
Frasquita est interprétée par Daniela Cappiello avec sa voix pleine de nuances, Mercedes par Sofia Koberidze qui capture les couleurs et les accents de la partition. L'agilité, la clarté vocale mais aussi la volontaire frivolité des deux chanteuses lors de la lecture des cartes, augmente par contraste le caractère fatal de la prophétie et les terribles couleurs vocales de Garanča.
Biagio Pizzuti énonce les allocutions de Morales avec une métrique toute militaire. Le lieutenant Zuniga a la clarté de timbre et le fort caractère de Gabriele Sagona. Sous les traits du contrebandier Remendado, Carlo Bosi est toujours aussi confiant et précis dans ses intentions et interventions vocales. Idem pour le Dancaïre de Nicolò Ceriani habitué des lieux (à l'affiche de deux autres spectacles cette année encore à Vérone) qui assure sa partie en artiste de métier.
Les chœurs (adultes et enfants) préparés par Ulisse Trabacchin et Paolo Facincani s'impliquent pleinement en figurants -mais donc acteurs- dans cette production, sans jamais perdre le rythme corporel ou vocal, entonnant leurs interventions d'un timbre net.
D'autant qu'ils sont rejoints et "portés" par la Compagnie Antonio Gades (dirigée par Stella Arauzo) connu dans le monde entier pour le film Carmen de Carlos Saura, envahissant la scène au rythme des talons claqués, de la musique et des bras en arabesques. Les danseurs flamenco déploient notamment un rythme endiablé dans la taverne, mains, pieds et orchestre s'envolant dans une folie aux couleurs tsiganes, d'où, là encore, la Carmen d'Elīna Garanča surgit au rythme des castagnettes en danseuse sévillane.
Mais alors que la terrible prophétie, "la mort, toujours la mort" annonce la fin tragique du drame à venir, un deus ex machina déjà bien annoncé par le temps orageux vient sauver Carmen : après le coup de foudre entre Carmen et Don José et les coups de tonnerre du ciel, la pluie qui s'abat a raison de la fin du spectacle. Les solistes quittent la scène, l'orchestre se lève aussi précipitamment. Le personnage de Carmen est sauvé par des eaux torrentielles qui s'abattent et qui laisseront assurément des souvenirs supplémentaires aux plus de 10.000 spectateurs qui se pressent pour quitter l'Arène et/ou se mettre à l'abri.