Le chant d’Orphée sauve Eurydice à Belle-Île
Après deux saisons perturbées à cause du Covid mais durant lesquelles le Festival a néanmoins proposé des événements remarqués (y compris déconfiné, Sacré, dansant et en Gala d’opéra), les festivités se poursuivent et reprennent de plus belle. Orphée et Eurydice de Gluck est ainsi le premier opéra à être joué à Belle-Ile depuis Lucia di Lammermoor en 2019. Musique, théâtre mais aussi danse fusionnent ici dans la version en français arrangée par Berlioz (où le rôle titre est confié à une mezzo-soprano) pour l’une des plus émouvantes histoires d’amour de la mythologie antique.
Point de lyre, de couronne de laurier, de colonnes grecques pour cette version épurée que propose Robert Chevara. L’un des axes de sa mise en scène est la transformation du protagoniste devenant homme possédé plutôt qu’un héros. Le rôle de cet Orphée tourmenté à l’extrême est confié à la mezzo-soprano espagnole Serena Perez. Complètement investie, sa voix puissante, charnue, aux couleurs sombres se déploie même pour exprimer l’affliction et le désespoir profond. Elle répond ainsi et aussi aux souhaits du metteur en scène, par sa voix à la fois lyrique et dramatique avec un vibrato bien affirmé. Le son est parfois serré dans les aigus lorsqu’il est émis de la gorge, et la ligne de souffle manquant parfois de contrôle entraîne quelques petits problèmes de justesse. La voix bien projetée quand elle est seule perd toutefois en intensité dans les duos. L’agilité est certaine dans les vocalises même si elles n’ont pas la fluidité d’une voix plus droite (moins vibrante) proposée souvent pour ce rôle. Pourtant habituée du répertoire baroque, la chanteuse tend vers une approche plus XIXème siècle du rôle, correspondant plus à l’époque de Berlioz et aux exigences dramatiques mais aussi en raison des aléas de la production (l’indisponibilité de la chanteuse initialement prévue, pour cause de maladie, ne lui laissant qu’une quinzaine de jours de travail).
Le rôle d’Eurydice est confié à la jeune soprano Maria Koroleva, qui passe de la douceur juvénile au désarroi et à la véhémence d’une femme se sentant négligée, se livrant à la mort. Elle restitue la dimension tragique du rôle avec un engagement scénique convaincu et une bonne diction. Le timbre clair de sa voix agile aux aigus bien ouverts et au vibrato léger lui permet quelques ornementations bien gérées. Le legato également contrôlé déploie son homogénéité à travers les registres.
Sharon Tadmor campe l’Amour enjôleur et plein de vitalité. Jeune soprano au timbre frais, sa voix est légère, bien projetée et légèrement vibrée, laissant entendre de délicates colorations sur certaines syllabes (placées sur les appogiatures : ornements accentués) renforçant la compréhension.
Pour sa mise en espace vivante, qualifiée de « gigue de la vie », le metteur en scène s’est associé à la chorégraphe finlandaise Sara Europaeus, présente également sur scène. Dans cet espace uniquement habillé de lumières (vert, rouge, orange, blanc délavé) suggérant les lieux, comme la descente aux Enfers, ce sont les chanteurs qui habitent la scène, et surtout le chœur constitué des neuf jeunes artistes du Festival. La chorégraphe propose des directives précises dans l’expression corporelle, véritable cheminement se mouvant en permanence, explorant l’espace, en bloc, en ligne, courant, rampant, se croisant, s’enlaçant (tout en respectant les parties chantées, en plaçant le chœur face au chef pour des départs précis). La part belle est donnée à une danse aux mouvements exécutés de façon collective, avec plus ou moins d’assurance et de précision selon les chanteurs mais qui présente l’avantage de mettre en avant le corps animant l’action théâtrale. Les jeunes artistes en formation assurent ainsi les élans du c(h)œur dans cet opéra où sa fonction est essentielle, assurant à la fois la narration du drame et endossant tour à tour le rôle des bergers et nymphes de l’acte I (vêtus de noir, couleur du deuil), des spectres et furies à l’acte II, les ombres heureuses (vêtues de blanc) à l’acte III avant d’être eux-mêmes, vacanciers à Belle-Île, pour le finale, habillés de costumes estivaux et colorés marquant le retour à la vie !
Ces jeunes chanteurs, qui ne se connaissaient pas auparavant, de nationalités diverses et dont la plupart ne parle pas français, offrent une prestation plutôt homogène, même si certaines voix sont un peu plus affirmées que d’autres. La prouesse est louable et saluée comme telle : chanter, danser, bouger pouvant vite devenir périlleux car le soutien vocal peut se fragiliser suite à l’essoufflement lié à la performance physique. Les contrastes ne sont cependant pas assez marqués, comme dans le chœur des furies pris à un tempo un peu lent.
Parmi ces jeunes artistes du festival, certains ont également assuré des parties de solistes dans le concert « Venez chanter » réunissant 150 choristes amateurs autour du Messie de Haendel, notamment Alysia Hanshaw et Marley Jacobson aux voix de sopranos claires, à la ligne mélodique bien conduite et expressive, la mezzo Orana Ripaux présentant une belle homogénéité entre graves chaleureux et aigus lumineux, et enfin le ténor Erwan Fosset issu de la Maîtrise de Sainte-Anne-d'Auray (Prix Liliane Bettencourt pour le chant choral 2021) et membre du Choeur Mélisme(s), à la voix claire et agile, bien projetée dans Ev’ry valley.
Sans être particulièrement versé dans ce type de répertoire, l’Orchestre de Lyrique-en-mer constitué de 14 musiciens (un par pupitre) dirigé par Philip Walsh, parvient à préserver musicalement l’intimité baroque de l'œuvre, notamment dans les passages avec solo instrumental. La maîtrise des nuances, des tempi, la recherche d’harmonie entre cordes et bois ne nuisent pas aux chanteurs, mais instaurent au contraire et par l'écoute du chef un tissu sonore propice au chant même si les effets de contraste mis au service de la dramatisation auraient pu être davantage appuyés.
Le public constitué d’habitués, résidants ou non sur l'Île, applaudit avec enthousiasme l’ensemble de la production, savourant leur chance d’assister à des productions lyriques de qualité grâce à une équipe (bénévoles compris) investie mais tout de même pressée de sortir de « l’Enfer » (certes relatif) de la salle Arletty qui manque d’atmosphère –n’étant pas climatisée– pour retrouver un peu de la fraîcheur nocturne.