Le Teatro Colón s’énamoure des débuts lumineux du contre-ténor Jakub Józef Orliński
D’éclat, Jakub Józef Orliński n’en manque pas en se présentant, très souriant, taquin et charmeur, dans un flamboyant costume vert (spécialement conçu pour ce spectacle) sur la scène du « légendaire Teatro Colón » de Buenos Aires, selon ses propres dires. D’entrée, Jakub Józef Orliński ne boude pas son plaisir en évoquant avec le public le programme de la soirée.
Une Carte de Tendre musicale
La programmation retenue offre une grande cohérence chronologique, esthétique, linguistique et thématique. L’ensemble des pièces chantées en italien renvoie à un répertoire baroque situé entre La Calisto de Francesco Cavalli (1651) et Scipione il giovane de Luca Antonio Predieri (1731). La remarquable progression chronologique de la première partie du récital s’inscrit, pièce par pièce, entre ces deux bornes. La deuxième partie, qui reste dans le giron des airs en italien du début du XVIIIe siècle, s’ouvre à Händel et Hasse. Dépit amoureux ou délices de la rencontre avec l’être aimé, passion, furie et folie liées au ressenti amoureux ou à la jalousie, c’est l’amour dans toutes ses expressions et toutes ses facettes qui motive ce programme alléchant directement inspiré du disque Facce d’amore enregistré par le contre-ténor en 2019. Pas à pas, Jakub Józef Orliński dessine une Carte de Tendre musicale qui séduit et entraîne le public dans les pérégrinations du chanteur au pays de l’Amour.
L’accompagnement de l’ensemble Il Pomo d’Oro, dirigé par Maxim Emelyanychev, trace les sillons de ce voyage avec à la fois beaucoup de rigueur métronomique, de fantaisie plaisante et rieuse dans les volumes (dont le staccato -piqué- du clavecin d’époque), et de sens du contraste, de précision et de beauté dans les effets stylistiques dirigés avec grâce et majesté.
Cet ensemble, réduit à sept musiciens, offre en outre deux pièces instrumentales qui se rattachent à la même veine esthétique et thématique de la soirée. La première pièce, une symphonie de Bononcini, met en valeur la langueur inspirée du dialogue entre les deux violons, la vivacité des attaques qui caractérise cet ensemble ainsi que la précision et la délicatesse avec lesquelles sont exécutées les ornementations baroques. La deuxième, une scène de ballet signée de Nicola Matteis, rend au chef russe Maxim Emelyanychev son rôle de protagoniste poly-instrumentiste de premier plan, puisque celui-ci abandonne son clavecin au profit d’une flûte dont il tire des volutes d’un lyrisme qui les rapproche de vocalises humaines.
Vox luminis
L’organe vocal du contre-ténor, caractérisé par des coloris satinés d’un grand raffinement, impressionne par la beauté et la clarté du timbre, d’une luminosité céleste, tantôt solaire, tantôt lunaire, en fonction des morceaux exécutés et des intentions stylistiques déployées. Toutefois, même portées par une articulation très ouverte, les projections semblent un peu étroites en début de concert mais, chemin faisant sur cette enthousiasmante carte de Tendre, ce défaut s’estompe rapidement puis disparaît (de la deuxième partie s’échappent des aigus brillants et des médiums pleins et chaleureux, l’assise de la voix semblant plus charpentée qu’au début du concert). La première pièce de la soirée semble jouer d’un effet de miroir entre les paroles et les vocalises, le champ lexical de la lumière qui le traverse trouvant dans le champ vocal une surprenante et délicate correspondance spectrale. La lueur des projections, portée par l’élégance et la pureté du vibrato, est la signature vocale du contre-ténor, démultipliée par un phrasé souple et surtout des vocalises a cappella d’une profondeur évanescente, exprimant une grâce divine et solaire. La puissance vocale est aussi ponctuellement de mise : la vigueur de certains accents bien placés le prouve. C’est enfin la virtuosité qui s’installe dans cette palette vocale illuminée : l’extrême précision des attaques (à l’unisson de l’orchestre), l’humour déployé sur les variations a cappella, ainsi que le naturel des passages de voix de tête à voix de poitrine font la marque de fabrique de cette voix assez unique en son genre.
Le public, sous le charme d’un personnage communicatif, charismatique et sympathique, succombe à la beauté luminescente de la voix d’un contre-ténor hors du commun et acclame le chanteur pour ses débuts au Colón. L’ensemble Il Pomo d’Oro, que les amateurs de musique baroque avaient déjà pu apprécier sur cette même scène en compagnie de Joyce DiDonato, est embarqué dans cette idylle et ce coup de foudre réciproque surgissant de tous les bancs du théâtre et de la scène elle-même.