Un Bal masqué (et étoilé) sur les cimes de Verbier
Pour les organisateurs comme pour le public, les festivals d’été offrent souvent leur lot de surprises de dernière minute, bonnes ou mauvaises, et celui de Verbier n’échappe pas à la règle (au contraire). Angela Meade est ainsi annoncée ce soir comme souffrante mais fait le choix courageux de maintenir sa participation dans le rôle d’Amelia en dépit d'une pharyngite plus sérieuse qu’il n’y paraît, nécessitant une intervention médicale durant un entracte et contraignant la soprano américaine de renoncer à interpréter deux airs du troisième acte. Parallèlement à cet incident, sans lien avec les interprètes de cette représentation mais non sans impact sur la soirée, une évacuation sanitaire depuis l’héliport de Verbier, à proximité immédiate de la salle des Combins où l’œuvre de Verdi est donnée en version de concert, rallonge considérablement le premier entracte de telle sorte à ne pas gêner l’environnement sonore du spectacle qui aurait pu être compromis.
Verdi enchante Verbier
Dès l’ouverture, qui suit un très long moment de concentration, les masques sont levés : le chef Gianandrea Noseda emmène la jeunesse et la fougue du Verbier Festival Orchestra très loin dans la précision de l’exécution. L’énergie et la pédagogie déployées depuis le pupitre central de l’estrade du chef rejaillissent sur chaque famille d’instruments : la gestion des volumes, les signaux de départ ou d’attaque sont suivis à la lettre par l'orchestre, docile et visiblement électrisé par l’occasion et l’opportunité qu’elle représente pour ces jeunes talents du monde entier qui le composent.
Les couleurs verdiennes de la partition, avec une attention portée aux ornements, sont ainsi mises en exergue avec beaucoup de justesse dramatique et ne rendent que plus compréhensible la trame à l’œuvre, en toute complicité avec le Chœur Oberwalliser Vokalensemble, qui se pose en voix synchrone d’un entremetteur efficace entre, d’une part, les instrumentistes capables de rendre compte de l’intensité de la fable et, d’autre part, le plateau vocal qui se prête avec beaucoup de malice à la mise en espace signée de David Sakvarelidze, se jouant ainsi des contraintes lourdes de cette version de concert pour en faire un spectacle très animé et haut en couleurs. Toutefois, la toile de fond numérique derrière le chœur et représentant des éléments d'architecture gothique fondus avec des visages hiératiques n’apporte rien sur le plan visuel et esthétique dans le lien avec la prestation tandis que les écrans latéraux, s'ils permettent effectivement d’appréciables gros plans sur l’expression corporelle et faciale du chef ou sur l’intervention des solistes, souffrent parfois de phénomènes de delay et d’une résolution insuffisante pour le rendu des couleurs.
Des stars et des étoiles
Les étoiles nocturnes illuminant la nuit de Verbier veillent au destin du plateau qui semblait sur le papier prometteur et alléchant. Et force est de constater que les étoiles vocales le composant brillent de mille feux lors de la représentation.
C’est au ténor Freddie De Tommaso (qui a pourtant dû annuler son récital ici même la semaine précédente en raison du Covid) que revient la lourde tâche d’interpréter le Comte Riccardo. Il emporte l’adhésion du public sensible à la chaleur de sa voix et à l’homogénéité du timbre sur toute la tessiture. La puissance des projections, la justesse des effets vocaux déployés, un jeu dramatique assez naturel enfin, lui assurent un succès estival enviable.
Ludovic Tézier, en réaffirmant les qualités vocales et dramatiques qui sont les siennes, est sans conteste la voix masculine la plus applaudie avec sa charpente vocale ronde et feutrée de baryton. La facilité avec laquelle ses projections emplissent la salle et le cœur du public, la profondeur des graves impressionnent d’autant plus que la connaissance intime de la partition le libère et lui permet d’appréhender le rôle de Renato avec une facilité confondante. La justesse de l’œil et jusqu’à celle du sourcil embellit dans les moindres détails gestuels une prestation vocale très remarquée.
Angela Meade (Amelia) s’attire bien sûr la sympathie du public en maintenant sa participation. Le public l’encourage et la remercie chaleureusement d’avoir fait entendre une voix de soprano puissante malgré ses ennuis de santé. Le timbre est charmeur et élégant, soulevant des projections parfois cristallines et moussées révélant une grande agilité dans la virtuosité, portée elle-même par un vibrato ourlé et des effets dans l’émission qui diffusent l’émotion dans le phrasé.
Ulrica est chantée de façon convaincante par Daniela Barcellona. Cette mezzo joue d’accents stylistiques précieux qui rendent compte du caractère mystérieux de son personnage, l’ouverture de l’articulation facilitant l’expression d’un timbre plein et ouaté.
La soprano Ying Fang surprend le public dans le rôle travesti d’Oscar par la puissance et l’agilité de ses projections, la légèreté et le velouté de son timbre, tandis que son jeu dramatique, précis et juste, laisse libre cours à des qualités d’actrice qui complète et renforce un charisme vocal justement applaudi.
La voix de baryton-basse de Milan Siljanov, par son amplitude et la plénitude d’un timbre tout en relief, donne de l’épaisseur au personnage de Salvatore.
Tom et Sam, interprétés respectivement par Dennis Chmelensky et Daniel Barrett, ourdissent de concert le complot par un jeu théâtral approprié. Le premier possède une voix de baryton sombre avec des graves bien posés en accord avec les caractéristiques de son personnage. La voix du second, plus franche dans ses projections, est marquée par des médiums chauds et remplis, riches en harmoniques.
Ténor habile et solide dans ses projections charpentées, Michał Prószyński, enfin, est investi avec engagement dans les rôles du Serviteur d’Amalia et du Juge.
Les étoiles présentes sur scène, tout comme celles brillant dans le ciel et autour des cimes spectaculaires de Verbier, ont conjuré le sort : ce plateau vocal prestigieux, l’énergie d’un orchestre emmené par un chef flamboyant, la précision et l’élégance du chœur assurent le plein succès d’une représentation acclamée qui marque le savoir-faire d’un festival qui fêtera en 2023 ses 30 ans.