L’étonnant destin d’Antonia Bembo révélé par William Shelton au Festival Jeunes Talents
Ce programme conçu et présenté par le jeune chanteur franco-britannique entraîne l’auditeur à Venise pour découvrir des airs et madrigaux essentiellement composés par des femmes de la Renaissance et de l’époque baroque. Initialement intitulé « Venezia », William Shelton a apporté des modifications pour davantage se consacrer à la figure d’Antonia Bembo, l’une de ces compositrices vénitiennes.
Née vers 1640 à Venise, Antonia Bembo connut un destin hors du commun. Reconnue douée pour la musique, elle prit des cours avec le plus illustre compositeur vénitien de l’époque, Francesco Cavalli. Elle épousa Lorenzo Bembo, un noble vénitien violent, voleur et infidèle, contre lequel elle intenta un procès et demanda le divorce. Ayant perdu son procès, elle fuit vers la France, se fit remarquer par Louis XIV qui lui accorda une rente. Elle se réfugia dans un couvent et y resta jusqu’à sa mort vers 1713. Son œuvre est conséquente, englobant opéras, cantates sacrées et profanes, canzone, motets, mêlant style italien et français.
Le choix des pièces illustre ici de façon cohérente la vie de la compositrice, à la manière d’un roman où chaque œuvre serait un chapitre et les deux interprètes alternent également des pièces d’autres compositrices vénitiennes l’ayant probablement influencée, comme Maddalena Casulana (1544-1590) ou la plus connue d’entre elles, Barbara Strozzi (1619-1677), mais également des pièces de son professeur Francesco Cavalli. S’ajoutent des pièces instrumentales pour luth ou guitare, notamment de Francesco Corbetta qui joua un rôle important dans la vie d’Antonia Bembo en l’aidant à fuir la Cité des Doges puis en la présentant comme sa protégée au roi Soleil.
William Shelton module sa voix homogène au timbre velouté pour passer d’un affetto (affect) à un autre, établissant une relation étroite entre texte et musique en apportant un soin particulier à la coloration de certains intervalles et retards ainsi qu’à la délicatesse de ses ornementations variées. Sa voix se teinte de mélancolie pour exprimer le désespoir des lamenti (lamentations) comme celui d’Apollo (Francesco Cavalli), utilisant à bon escient l’art de la mezza voce pour accentuer le trouble de l’âme. La voix se fait plus légère et agile, toujours dans un phrasé soigné servi par une longueur de souffle maîtrisée pour relater la découverte de l’amour d’une jeune fille simple (La fanciulletta semplice de Barbara Strozzi).
C’est cependant dans les deux compositions d’Antonia Bembo qu’il se révèle pleinement. Il donne alors au destin de son héroïne une amplitude dramatique bouleversante. Dans la cantate Lamento della Vergine (un Stabat Mater en italien avec un dialogue entre la Vierge et Jésus), il déploie des graves saisissants pour un sens de la dramatisation dosé et sans excès, utilisant avec aisance et souplesse voix de tête et voix de poitrine, alternant récits déclamés et airs poignants tout en maîtrisant des tempi contrastés propres à la musique baroque.
William Shelton chante assis, tout à côté de Léo Brunet. Au timbre de sa voix se mêlent les cordes du théorbe ou de la petite guitare baroque. Léo Brunet assure le continuo en maintenant l'attention constante, alternant les modes de jeu allant de l’attaque la plus douce au motif rythmique frénétique jusqu’à donner l’illusion d’un continuo plus fourni. Ses interventions solistes sont comme des miroirs aux pièces vocales, empreintes des mêmes intensions expressives.
Le concert s’achève sur un air de Maddalena Casulana d’une grande désolation, Morte te chiamo (Mort, je t’appelle). Le duo illumine le dernier mot à l’image d’un rayon de soleil venant se refléter sur la lagune vénitienne, un jour hivernal.
Le public conquis ovationne longuement les deux artistes qui en bis, propose une « Elegia a Venezia » de Marina Valmaggi, compositrice vénitienne contemporaine. Dans cet hommage à Venise, écrit en 1980, la compositrice évoque déjà les dégâts causés sur la cité lagunaire dans les années 70 lors de la surexploitation des gisements de gaz situés sous la ville. Un rappel des dangers menaçant la Sérénissime et la transmission de son patrimoine, ici accomplie avec ferveur musicale.