Couronnement de Poppée et de la jeunesse au Festival d’Aix-en-Provence
La lecture du metteur en scène Ted Huffman souligne la modernité des Annales de Tacite, revues par le librettiste de Monteverdi (Giovanni Francesco Busenello). D’une modernité juvénile même ici, dans le sens le plus vivant du terme : par la réunion de jeunes interprètes et du concept théâtral contemporain qu’ils font vivre par eux-mêmes.
Les décors minimalistes, sur un concept original de Johannes Schütz et une adaptation d’Anna Wörl, prennent appui sur la cage scénique à nu du Jeu de Paume, en contraste parfait avec cette salle à l’italienne. Quelques tables et chaises, une penderie et une coiffeuse sont maniées par la troupe des chanteurs, qui assurent la régie scénique par des mouvements chorégraphiques et synchrones (Pim Veulings également maître d'armes).
Les personnages restent sur les lieux, une fois leur office effectué, une fois leur partie chantée, pour regarder la suite du drame en spectateurs, sous les yeux tout aussi fascinés du public : le théâtre brise ici non seulement le quatrième mur (entre la scène et le public), mais même un cinquième mur sur la scène entre les spectacteurs, rappelant combien la Cour Impériale Romaine est observée, par elle-même et par le peuple, prêt à la porter en triomphe ou à la vouer aux gémonies. Sénèque, en bon philosophe est le seul à se rendre compte qu’il est ainsi prisonnier d’un jeu cruel, dont la seule issue est de ne plus vouloir y participer. Un autre terrible dédoublement résonne avec le spectacle d’ouverture de ce Festival d’Aix-en-Provence 2022, lorsque l’empereur est montré comme jouant avec son cadavre.
La menace entoure, enlace, elle surplombe aussi : un grand tuyau à l’horizontal pend à une chaîne depuis les cintres, suggérant aussi le poids politique et social, d’autant qu’il est peint à moitié en noir à moitié en blanc mais partout d'un peu de rouille (l’image du manichéisme social entre le bien et le mal).
Les costumes soyeux et colorés d’Astrid Klein sont d’aujourd’hui et soulignent les formes athlétiques et érotiques des corps, tandis que les lumières (Bertrand Couderc), crues ou dorées, structurent les séquences du drame, publiques ou privées, joyeuses ou amères.
Le fringant plateau vocal fonctionne comme une troupe, effet accentué par la coexistence des protagonistes sur le plateau et le rôle triple, voire quadruple, qu’une majorité d’entre eux endossent à la faveur d’un changement de vestiaire qui se déroule in situ.
L’éblouissante Poppée de Jacquelyn Stucker, drapée dans ses draps, ou quasi nue en lingerie seconde peau, laisse surgir une voix délicieuse à la plastique parfaite. Elle conduit sa ligne de chant en féline, faisant patte de velours avec Néron, griffue avec ses adversaires, tandis que dans les rares moments de répit de son rôle, elle laisse entendre la couleur étrange que Monteverdi donne à ses lamentos.
Le Néron du contreténor Jake Arditti a le charme un brin canaille des personnages publicitaires de Jean-Paul Gautier, sa chemise étant toujours ouverte sur un buste musclé de statue antique, quand il ne se présente pas torse nu pour mieux faire un peau contre peau avec sa maîtresse, lors de jeux érotiques osés. Baisers et caresses sont vrais, comme au cinéma, saisis dans une intimité d’alcôve, tandis que le contreténor, monté sur ressort, incorpore de petits cris de jouissance à ses vocalises, lorsque ces dernières ne grattent pas puissamment l’air de leur plectre, en osmose avec le clavecin.
L’Othon de Paul-Antoine Bénos-Djian est touchant, en culotte-courte. Il est le personnage du soliloque, de l’âme triste, inquiète, et qui cherche sincèrement à trouver son équilibre, son chemin de vie, entre ses deux amours. Il s’appuie pour cela sur un instrument de contreténor plus suave que celui de Néron, plus ombré dans ses bases, et motorisé par différentes vitesses de vibrato qui auréolent les mots-clés de son texte avec une grande liberté.
L’Octavie (et Virtù) de Fleur Barron est, dans le rôle d’épouse bafouée, puis répudiée, impériale, puissante, tranchante, tandis que son émission, puissamment étayée, sait trouver des accents de faiblesse, toujours noble, à la fin du troisième acte. Chant fébrile et d’exil coexistent dans la composition réaliste de ce personnage tragique.
Le Senèque d’Alex Rosen apporte son grave bienvenu dans ce concert de tessiture qu’est un opéra de Monteverdi (qui se souvient du madrigal). L’émission est calme, la déclamation stoïque, tandis que l’hyper-grave est atteint avec délicatesse et se pose sur le sol du plateau, au moment de l’agonie. Il semble avoir deux langues dans sa bouche, l’une rude, l’autre douce. Comme ses partenaires, le chanteur module chaque incise, voire chaque mot important. Dotés de leur ornementation madrigalesque, ils deviennent des images sonores préfigurant, qui le trépas, qui le pouvoir, qui le désir, qui l’extase.
Les rôles que concocte Miles Mykkanen (Arnalta, la Nourrice, Famigliare I) font du chanteur et de ses personnages, bouffes avant l’heure, la clé de voûte du drame. Ses rôles, tous travestis, font appel à la mâle et robuste assurance de son émission, à l’ambre rocaille de son timbre, ainsi qu’à la diversité virtuose de ses registres d’expression.
Julie Roset (Amore/Valletto) est le pendant juvénile du ténor Miles Mykkanen. Les glissandi voisés s’écoulent du trop-plein de sa gorge, et s’égayent en éternuement, bâillement, raillerie. Son jeu d’acteur, déluré, met également dans les accents de son chant, toute la licence qui ne manque pas d’encanailler la ville du Carnaval. De fait, et c’est une constante de cette mise en scène, toutes les combinaisons de genre sont permises, toutes les fluidités identitaires sont de mise. Le page, qui est une femme, s’amourache de la confidente de Poppée, la truculente Arnalta, qui est chantée par un homme. Le baroque a déjà inventé et admis la diversité des identités sexuelles, reprise aux Anciens, que les époques suivantes fixeront et corsèteront jusqu’à nos jours.
Le timbre de Maya Kherani qui alterne personnage abstrait (Fortuna) et historique (Drusilla) a la douceur de bonbon tendre et le poudré demi-teinte de ce dernier rôle. Elle se montre aussi constante et noble, en robe de cocktail qu’en maillot de bain une pièce. Elle projette avec grâce, depuis la pointe de son menton, les inflexions de son cantar d’affeto.
Laurence Kilsby, toujours excellent dans son quatuor de rôles (Lucano/Soldato I/Famigliare II/Tribuno) détient une suavité d’émission et de couleur qui rappelle les accents propres au chant sacré, alors même qu’il se plie à une séance de jeu sexuel à trois avec Néron et Poppée. Le corps chante également sous la caresse voisée de ses partenaires. Riccardo Romeo, à la voix plus nerveuse et incisive que Kilsby, donne vie avec précision à ses trois rôles (Liberto/Soldato II/Tribuno). Ces deux chanteurs se retrouvent souvent comparses, de manière dramatique lors de la mort de Sénèque, libertine lorsqu’ils soumettent leur rangée virile au désir de l’irrésistible nourrice, avec Yannis François. Ce dernier prête le grave moelleux et lisse de sa tessiture à ses trois personnages (Littore/Famigliare III). Les joutes viriles de ces garçons s’arment de vocalises et de quelques chorégraphies athlétiques.
Leonardo García Alarcón dirige son ensemble sur instrument d’époque, La Cappella Mediterranea, avec à propos, fluidité et impertinence. Il traite la partition comme une riche basse continue, entrecoupée de quelques intermèdes décoratifs faisant appel, chez le coloriste Monteverdi, à la douce lumière des vents (cornets, flûte à bec). La basse/base du continuo (violes de gambe et contrebasse) allume toute la musique et le plateau comme une traînée de poudre, tandis que la lumière s’éteint et que s’opère une plongée abrupte et intense dans la musique. Les grappes de notes, plus ou moins nourries et colorées par le mélange des timbres (orgue, théorbe, clavecin, harpe, archiluth…) s’instillent dans les parties chantées, pour en renforcer la malice, la désolation ou la luxure. Les silences sont habités comme les soupirs de l’âme en proie à ses passions. Cette osmose entre fosse et plateau, bienheureuse et saisissante ici, est propre aux origines de l’opéra, à la recherche laborantine d’une fusion entre verbe, théâtre, danse, chant et musique.
Le public réserve une longue et intense ovation à ce spectacle total et subtil, fondé sur une profonde compréhension du premier baroque, et qui tranche avec les pessimismes ambiants de notre époque comme de la programmation aixoise 2022. Cette Poppée sera de nouveau couronnée en janvier 2023 à l’Opéra Royal de Versailles, en mai au Palais des Arts Reina Sofia à Valence puis encore en octobre 2023, à l'Opéra de Rennes avec Le Banquet céleste de Damien Guillon qui y est en résidence.
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