Woman at Point Zero au Festival d’Aix-en-Provence : l’opéra d’un autre genre
"Une femme égyptienne attend dans le couloir de la mort : elle a tué son souteneur dans une situation de légitime défense et va être pendue."
Le livret de Stacy Hardy reprend l’esprit de l’ouvrage, en le replaçant dans notre époque mais toujours pour revenir aux origines de ce drame (le "Point Zero" dénonce la néantisation de cette femme considérée comme valeur nulle et vouée à être supprimée, mais il est justement ici question de lui redonner une voix et une identité en revenant aux origines de son parcours, au "Point Zéro").
Il faut lire soigneusement le programme, dans lequel s’exprime l’équipe scénique –également sous la forme de l’entretien– pour percevoir la logique du dispositif ainsi que les ambitions de cette œuvre multimodale/multimédia : trouver une autre manière de faire opéra, de créer en collectif (de femmes), et de questionner les catégories et classifications traditionnelles, de genre, de classe, de nationalité, etc., afin de dissoudre les frontières établies.
Dans le dispositif minimaliste de mise en scène de Laila Soliman fondé sur l'entretien en questions/réponses, une réalisatrice cherche à comprendre, en recueillant la parole de détenues, l’enchaînement des circonstances qui pousse une femme à la violence, à tuer un homme violent –parent, mari ou proxénète– et à préférer la liberté intérieure de la prison à l’asservissement extérieur de la société patriarcale.
La durée de cet opéra de chambre est d’une heure, soit le temps réel qu’il faut à un entretien, pour que s’établisse la confiance, que s’ébauchent les fondements d’une relation et que les langues consentent à se délier. Les blancs du discours sont remplis par un ensemble instrumental composite, l’Ensemble Zar, disposé en demi-cercle à l’arrière-scène, tandis que les chanteuses sont assises ou se déplacent sur une estrade surmontée de trois tabourets géométriques. Le noir domine, la scène comme la salle, le Festival investissant à cette occasion la scène principale du Pavillon noir (centre chorégraphique national) situé dans le Forum culturel, à deux pas du Grand Théâtre de Provence. Les lumières (de Loes Schakenbos) nimbent avec douceur les êtres et font luire les fils qui quadrillent l’avant-scène comme des barreaux intérieurs.
L’arrière-scène est un écran de gaze, sur lequel sont projetés, dans les moments d’intensité vocale –l’équivalent de l’air d’opéra opposé au récitatif– des extraits de vidéos documentaires signés Julia König, notamment de femmes égyptiennes, en burkas blanches, emprisonnées pour les mêmes raisons que Fatma. Des fragments de documentaires audio, sélectionnés par Aida Elkashef, sont également diffusés par des haut-parleurs. Ils contribuent à construire une polyphonie de voix parlées, captées en situation naturelle et concrète (et non dans un studio électroacoustique), acheminant la « rumeur du monde » féminin dans l’intimité du spectacle.
L’ensemble des six instrumentistes joue également un rôle de chœur, chacun lançant des bribes de paroles ou des gestes sonores, afin d’illustrer, amplifier ou commenter les propos. L’instrumentarium singulier qu’ils forment assemble de manière éclectique le daegum coréen (flûte) au Sho japonais, le Kamanche oriental à l’accordéon, ou encore la flûte à bec au violoncelle… Cette diversité, géographique, historique ou encore stylistique présente, en soi, une valeur symbolique, et produit, en fait, des alliages inouïs, des nuages de timbres. Ils prolongent et ponctuent, de manière souple, les parties vocales, un peu à la manière de la basse continue propre à l’opéra baroque.
La détenue Fatma est interprétée par la soprano syrienne Dima Orsho, rompue au mélange des genres, entre théâtre, chant classique occidental, oriental et jazz. Elle trouve à hybrider ces/ses différents répertoires et leurs techniques dans sa partie, qui semble comporter une grande part de chant improvisé. Un moment lyrique à retenir est celui du développement, de plus en plus ample, d’une mélopée modale, avec ses intervalles reconnaissables paraissant s’enrouler sur eux-mêmes, ce qu’amplifie encore la sonorisation, alors qu’elle revient sur son enfance, son origine.
Le rôle de la réalisatrice, Sama, est interprété par la mezzo-soprano italienne Carla Nahadi Babelegoto, qui puise dans sa connaissance approfondie de la musique ancienne une subtilité déclamatoire ainsi qu’une capacité à modeler la ligne vocale comme en écho avec les bribes de son qu’elle puise dans le vivier instrumental, également selon les procédés du chant improvisé.
L’écriture vocale, pour l’une comme pour l’autre, travaille la langue (anglaise ou arabe) en prolongeant, parfois jusqu’à l’obsession, les voyelles.
La cheffe d’orchestre japonaise, Kanako Abe, prend place sur la droite de l’avant-scène, en oblique, peut-être pour réinterroger les dispositions hiérarchiques traditionnelles en vigueur dans les arts de la scène. Elle est intégrée, non pas au spectacle, mais au drame lui-même, interagissant parfois avec les protagonistes, sans pour autant se déprendre de son ample battue métronomique.
La portée émotionnelle est palpable et l’intérêt sonore et conceptuel au rendez-vous, à écouter les applaudissements serrés du public qui s'est déplacé et a été visiblement ému par « l’affirmation d’une volonté profonde : se projeter dans l’avenir d’un monde où toutes les femmes pourront vivre libres. »
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