Moïse et Pharaon de Rossini, lutte pour franchir les eaux de la Mer Rouge à Aix
Vaste fresque musicale de Rossini, adaptation (en français) très revisitée et complétée de Mose in Egitto créé pour sa part en 1818 au Théâtre San Carlo de Naples, “Moïse et Pharaon” présentée à Paris Salle Le Peletier en 1827 ouvre la voie au Grand Opéra à la française. Il s’appuie sur un sujet à la fois historique et biblique, tout en introduisant au 3ème acte un grand ballet comme l’exigeait alors le public parisien, ici sur le thème des Fêtes du culte d’Isis. Rarement représenté en France ces dernières décennies (le Palais Garnier en proposait toutefois une version certes écourtée mais demeurée légendaire en 1983 sous la baguette de Georges Prêtre avec entre autres interprètes, Samuel Ramey dans le rôle-titre, la jeune Cecilia Gasdia dans le rôle d’Anaï et la fascinante Shirley Verrett en Sinaïde). L’ouvrage, que certains nomment assez justement “oratorio opératique”, nécessite de fait un ensemble artistique et choral important et rompu aux exigences de la durée.
Rejetant presque en totalité l’aspect religieux ô combien présent pourtant, Tobias Kratzer propose une vision très personnelle qui se veut emplie de modernité et le reflet d’une société actuelle en déliquescence, voire en complète perdition. Si le propos peut bien entendu s’entendre, les moyens déployés n'ont précisément pas la force de l'originalité et s’attachent plus au détail qu’à l’essentiel du propos. Ainsi, le rideau au 1er acte s’ouvre sur une scène séparée en deux : côté jardin, un immense bureau sans âme et meublé comme dans une tour de quartier d’affaires avec tables de travail et de réunion –Pharaon y règne en toute puissance à l’image d’un PDG peu scrupuleux–, côté cour, un camp de réfugiés à la population bigarrée, affamée et brimée. Pour parfaire cette approche, tous les personnages sont revêtus de costumes modernes derniers cris pour les uns, haillons récupérés des dons occidentaux pour les autres.
Seul Moïse est sauvé de ces eaux, revêtu à la mode antique (tel un Charlton Heston échappé du film Les Dix Commandements de Cecil B. DeMille), avec en mains son fameux Bâton prodigieux. A l’épisode du Buisson Ardent, succède celui où la voix de Dieu se fait entendre à Moïse qui est alors submergé par une crise d’épilepsie et dont le corps se couvre des Paroles divines tirées des Tables de la Loi (alors que cet épisode central se situe après le départ des Hébreux d’Egypte et au pied du Mont Sinaï, une fois la Mer Rouge franchie, mais un livret d’opéra s’accommode de bien des choses).
Au-delà de cette sorte d’image choc, la mise en scène un rien statique de Tobias Kratzer n’échappe pas à une certaine forme de tradition qu’elle semble pourtant vouloir abandonner. Le côté spectaculaire des maux divers s’abattant sur l’Egypte reste à l’état d’épreuves et se trouve simplement révélée par la projection de vidéos aux images certes fortes montrant les inondations calamiteuses, les champs et les cultures ravagés par les sauterelles, des éruptions volcaniques qui frappent actuellement les pays du monde. La seconde partie de l’acte 4 et le finale de l’opéra réservent d’autres surprises, plus ou moins abouties ou réussies. Le peuple de réfugiés parvient au bord de la Mer Rouge avec un ensemble de canots de sauvetage et de barques avant de revêtir des gilets de sauvetage, alors même que la Mer Rouge s’ouvre devant eux à l’injonction de Moïse pour les laisser passer à sec !
Rejoignant le public dans la salle de l’Archevêché, ces « gilets orange » exhalent une dernière et lumineuse prière tandis qu’un film vidéo projette sur écran géant une vision apocalyptique « des Egyptiens ou supposés tels » submergés par les flots vengeurs, costumes, robes de soirée, chaussures par-dessus-dessous. Puis la toile se relève une dernière fois pour découvrir la plage d’une de ces stations balnéaires à la mode en bord de la Mer Rouge, lieu fréquenté par des touristes venus du monde entier, ces derniers se prélassant au soleil et buvant des cocktails rafraîchissants et alcoolisés. Seule une jeune femme intriguée cherche à s’emparer du Bâton de Moïse rejeté par les eaux avant de le jeter avec violence et même horreur comme un objet mort devenu sans aucun intérêt. Le monde se meurt, le monde est mort !
Si l’approche particulière de Tobias Kratzer et de ses équipes -Rainer Sellmaier pour les décors et costumes, Bernd Purkrabek pour les lumières, Manuel Braun pour la conception vidéo-, aura cherché à dépasser le cadre biblique, elle peine véritablement à y aboutir dans ses propos et réalisations.
La partie vocale et musicale se distingue, malgré des bémols, par ses qualités d’ensemble et l’engagement des interprètes. Michele Pertusi campe le personnage de Moïse depuis plusieurs décennies maintenant (à Pesaro déjà en 1997) sans que la majesté du geste ou de l’attitude n’en soit affectée. Plus baryton-basse que basse chantante ou profonde (les graves impérieux du 1er acte lui échappent), il livre une prestation encore imposante, d’une voix restée large et pour partie tranchante. Seul le timbre porte désormais les traces de l’âge. À ses côtés, le baryton Adrian Sâmpetrean compose un Pharaon de caractère, mais la voix manque de projection et d’acuité, malgré la révélation d’une ligne de chant attentive.
Jeanine de Bique n’est pas tout à fait à son aise dans le rôle d’Anaï. Le chant paraît certes ravissant, l’aigu bien placé et virtuose, mais le grain un peu mordoré de la voix nuit à la compréhension du texte qui demeure totalement mystérieux.
Pene Pati (Aménophis) souffrant n’a pu assurer la générale du spectacle. Il lui est permis, en ce soir de première, de retrouver la couleur originelle de la voix, son étendue et sa force d’évocation. Mais l’artiste se ménage tout particulièrement dans ses envolées vers l’aigu et n'impressionne pas comme à l’habitude (les représentations suivantes lui en laisseront l'opportunité).
La mezzo-soprano russe Vasilisa Berzhanskaya, déjà présente dans ce même rôle au Festival de Pesaro l’an dernier où elle fit sensation, incarne la Reine Sinaïde avec un tempérament certain et surtout un art du chant orné de grande qualité. Se jouant des sauts d’octaves, elle se livre sans partage en scène, tout en préservant une ligne de chant presque parfaite et soucieuse de la nuance. La voix en elle-même n’apparaît pas extrêmement puissante, mais elle en donne la sensation persistante.
Le ténor Mert Süngü incarne Eliézer, le frère de Moïse, avec une grande attention, même si l’aigu laisse entrevoir ses limites. A leurs côtés, Géraldine Chauvet d’une voix grave et posée donne beaucoup de corps au rôle de Marie, mère d’Anaï, toute d’amour et d’affection maternelle. Le Grand Prêtre d’Isis, Osiride est interprété par Edwin Crossley-Mercer avec tout l'éclat d’une voix bien posée de (baryton-)basse, de sa belle énergie renouvelée. Alessandro Luciano complète le plateau vocal en Aufide, chef de la garde, avec assurance et une indéniable présence physique.
Le Chœur de l’Opéra de Lyon, où l’ouvrage sera présenté la prochaine saison avant Madrid, préparé avec un soin extrême par son chef Richard Wilberforce, se tire avec tous les honneurs des difficultés d’une partition singulière et exigeante. Il convient de saluer par ailleurs à la fois les excellents danseurs (chorégraphie soignée et néo-classique de forme réglée par Jeroen Verbruggen) ainsi que tous les artistes et figurants qui participent avec foi à ce spectacle de presque quatre heures.
Michele Mariotti conduit avec une magnificence toute épique l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, soulevant les montagnes et survolant une partition d’une richesse infinie, notamment dans tous les ensembles qui constituent l’âme même de l’ouvrage et sa profonde singularité : la musique de Rossini se situe ici au zénith.
Le public aixois reste globalement attentif jusqu’à la fin de la représentation, louant sincèrement les interprètes et beaucoup moins l’équipe en charge de la mise en scène.
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