Faust, Angel(o) et démon modernes à Bastille
Retrouvez notre compte-rendu de la première confinée en mars 2021
Cette mise en scène soulignant -très- visuellement, tout du long et d'emblée, l'enjeu essentiel de ce drame (la quête d'une jeunesse éternelle), le mythique personnage est ici littéralement dédoublé entre Faust âgé (rôle muet incarné par Jean-Yves Chilot) et le jeune Faust chanté par Benjamin Bernheim. Celui-ci est d'abord debout sur le côté de l'avant-scène comme lorsqu'un chanteur fait un remplacement de dernière minute, chantant le rôle mais sans le jouer. À ceci près que le pupitre devant lui n'a évidemment pas de partition, Benjamin Bernheim connaissant parfaitement le rôle, et cette mise en scène qu'il a créée (avec la moitié de la distribution ici à nouveau réunie). Les deux Faust échangent bientôt leurs rôles et le drame décolle (littéralement, par la voix du ténor s'élevant dans les airs, par son corps aussi, Méphistophélès lui faisant survoler Paris par la magie d'une projection vidéo et la ficelle théâtrale du filin les soulevant). Le ténor réunit vocalement les deux visages de son personnage : déployant toute la jeunesse de sa voix avec déjà une expérience lyrique murie. Son chant est à la fois noble et intense, soutenu, porté, ancré et élevé, d'un timbre franc, légèrement pincé comme il sied à la couleur lyrique. L'articulation nette et délicate compose un phrasé vibrant (un peu trop dans le grave mais jamais trop dans l'aigu intense). Ses airs parcourent tout son ambitus jusqu'à la voix mixte et de tête, conduite en matière et volume (la messa di voce) vers les applaudissements du public.
Le bien nommé Christian van Horn fait son plein effet en Méphistophélès, usant de sa magie pour survoler Paris avec Faust (en profitant pour jeter sa cigarette allumée sur le toit de Notre-Dame, déclenchant son terrible incendie), traversant aussi la capitale à cheval dans une Chevauchée de Walpurgis, sans oublier de rejoindre Marguerite dans le métro.
L'entrée de cette figure diabolique déclenche pourtant quelques rires dans le public, suscités par sa manière de surgir de nulle part et sa tenue intégralement noire (avec gants et grande cape) ainsi que par la bande de vampires agiles qui le suit à la trace et commet ses basses besognes. Le rire cède toutefois rapidement place à la fascination, pour ce caractère diabolique (d'un premier abord volontairement souriant puis narquois pour mieux séduire et s'emparer des âmes).
L'accent du chanteur reste à couper au couteau mais ses accents musicaux martèlent avec puissance le métal de son timbre, le tout guidant, telle une fourche, ses résonances et son volume sonore. Les liens entre Méphistophélès et Marguerite sont ici d'autant plus nourris par les voix de ces deux interprètes, mais aussi par la mise en scène qui fait du diable le père de l'enfant (Marguerite et le public voyant les cornes dès l'échographie).
La tout aussi bien nommée Angel Blue fait ses débuts maison, dans le rôle de Marguerite (ici rencontrée en boîte de nuit). Très applaudie elle aussi, la soprano californienne conserve une pointe d'accent mais charmant comme son personnage et son interprétation très construite. La Ballade du roi de Thulé qu'elle chante en la tapant sur son ordinateur portable réunit à elle seule les qualités de sa voix assise et vibrionnante, au timbre corsé et d'un phrasé délicat tout en déployant un discours riche et cohérent. Dans le fameux Air des Bijoux, son timbre sait se parer (comme elle) de reflets scintillants tout en conservant la richesse de ses couleurs vocales. Elle métamorphose même la fin de cet air, les "Ah" de plaisir surpris devenant ceux d'une femme possédée (le diable au corps, littéralement).
Dame Marthe a pour sa part bu le philtre de la jeunesse, pour prendre les atours de Sylvie Brunet-Grupposo, avec un fin vibrato en fins de phrases, mais des accents affirmés, tout comme sa prononciation classique.
La mise en scène plonge l'opéra dans un bain de jouvence mais jusqu'au risque de certaines caricatures de la jeunesse, comme pour Valentin et Wagner parmi une bande de basketteurs (dont les choristes, qui n'ont pas eu droit au philtre de jeunesse), en baskets, casquettes, sweats, joggings, buvant des cannettes et brandissant leurs chaînes en or (certes munies de crucifix leur permettant de repousser le Malin). Florian Sempey apporte au rôle de Valentin un (d)étonnant mélange de ses Figaro et Escamillo. Le résultat rend sa scène de mort particulièrement agitée et peu crédible, mais offre un alliage vocal toujours aussi impressionnant : dans son désormais fameux mélange de rondeur et de puissance, dominant le plateau et emplissant la salle par de puissants élans (même s'il doit épaissir la voix pour atteindre tous les graves).
Guilhem Worms tire pleinement parti de ses petites parties en Wagner, aussi bien sur le plan scénique que vocal, avec un investissement et un impact égalant ceux des premiers rôles (notamment la qualité de phrasé et la riche couleur du timbre).
Les Chœurs sont particulièrement sonores et placés lorsqu'ils entourent ces personnages, car ce sont les moments où ils sont sur scène, dans la lumière, bien visibles du public (et surtout voyant bien le chef). Au contraire, lorsqu'en coulisses ou derrière le rideau (quoique translucide), ils cumulent de nombreux retards avec des aigus serrés.
L'Orchestre, voyant lui toujours bien les mouvements expressifs et limpides du chef Thomas Hengelbrock, déploie tous les caractères de la partition avec richesse et cohérence. Les nuances sont particulièrement progressives et nourries, prenant le temps de pleinement déployer les crescendi decrescendi.
Enfin, mais non des moindres (notamment dans cette version), le rôle de Siebel revient à la bien-nommée Emily D'Angelo. La mezzo canadienne joue toutefois d'abord tant la discrète tendresse de ce personnage que sa voix peine à passer la fosse (d'autant qu'elle a tendance à baisser ou tourner la tête). Le timbre tendre et rond sait toutefois se déployer progressivement, sur ses phrases plus accentuées (aussi car l'Orchestre s'y met en retrait) mais surtout à mesure que son amour grandit.
Finalement, le temps de ce drame et de la vie de Faust ayant filé, le jeune et le vieux échangent leur place, celui-ci remplaçant désormais celui-là dans le même salon qu'au tout début mais vidé. Méphisto vient cueillir Marguerite mais c'est finalement Siebel qui se sacrifie en prenant sa place, soulignant combien la vraie et la seule jeunesse éternelle aura été celle de l'amour nourri par Siebel pour Marguerite : la réunion, ce soir, d'Angel avec D'Angelo.
Le public acclame notamment les trois rôles principaux, avant de rappeler tous les artistes de cette soirée avec un puissant enthousiasme.