Turandot pyrotechnique à Genève
Poussant à l’extrême la “logique” qui structure Turandot, hantée par le viol de son aïeule (In questa reggia), dans son horreur et sa haine des hommes, le metteur en scène Daniel Kramer situe l’action « dans un univers dystopique, où la Princesse Turandot élimine les hommes superflus et exerce sa puissance à travers une dictature qui organise la reproduction et l'élevage de l’espèce dans un parc humano-mécanique » (comme l’explique le programme). Ce cadre cohérent dans le déploiement de l’action se manifeste dans le fait que les femmes sont des sortes de nonnes, en blanc, enserrées dans un vivarium surexposé, en hauteur, derrière une paroi translucide telle une masse floue, tandis que les hommes habillés rudimentairement et en retrait visuel sont regroupés en-dessous, dans une caverne très sombre.
La logique va jusqu’à l’obsession castratrice, brutale, les femmes en latex noir avec traîne de roses rouge-sang organisent les supplices effectués par des soldats-bourreaux musclés et luisants (dans cette société qui organise et punit la frustration). Les figurants se meuvent mais les choristes sont cantonnés à une immobilité éloquente, d’autant plus qu’ils assument avec fougue les pages écrites par Puccini. Les maîtrisiennes apportent un moment vocal de poésie (et évitent les moments de violence en entrant-sortant puis retraversant la scène rapidement).
Cet univers pesant et délétère est somptueusement mis en écrin dans un déluge visuel (lumières, projections colorées selon les caractères et la nature de la scène, rayons laser démultipliés sur un écran en front de scène par transparence ou dans l’ensemble de l’espace scénique, voire dans la salle). Le collectif japonais ‘‘teamLab’’ signe ainsi sa première scénographie d’opéra, avec un dispositif de pointe (mur vidéo de 90m² et 50 sources laser), combiné avec les lumières efficaces de Simon Trottet, au fil de la mise en scène, le tout dans un dispositif scénique tournant : un immense triangle partagé en un grand losange et deux triangles, devient, après rotation, un immense escalier à plusieurs paliers. S’y ajoutent des machines qui font descendre du ciel le bourreau (la main de Turandot), l’empereur et Turandot elle-même, de manière spectaculaire.
La direction d’acteurs reste pour sa part très classique, épousant fidèlement le déroulé de l’action. Ping, Pang & Pong, seule survivance de l’origine commedia dell’arte de Gozzi, sont à leur habitude burlesques, serviles, veules à souhait, avec ici en plus une dimension de frustration érotique, flirtant avec le salace et l’obscène. Timur et Liù ne sont pas misérabilistes, ils incarnent l’amour. L’Empereur est majestueux et tourmenté. Calaf est sincère et pur de cœur, et sa détermination fléchira Turandot.
Les costumes, simples pour le chœur et les Tatares (Calaf, son père et Liù), heroic fantasy des figurants, fantasques et variés pour Ping, Pang et Pong, et somptueux pour les souverains sont signés par Kimie Nakano. Les soldats-bourreaux, hommes et femmes, ainsi que Ping, Pang & Pong, évoluent souvent selon le réglage chorégraphié, exotique et érotique de Tim Claydon.
L’Orchestre de la Suisse Romande, rondement mené par le maestro Antonino Fogliani dans cette version de la partition achevée par Luciano Berio en 2002, se met en phase avec le visuel, accentuant plus encore les contrastes et les éclats, mais aussi les moments intimistes.
Les solistes affirment tous leur engagement scénique, et leur bon niveau vocal. Le baryton Marc Mazuir propose un Mandarin très classique, avec une voix modeste mais parfaitement adaptée à la nature et à la taille du rôle.
Ping, Pang et Pong font donc l’objet d’une attention particulière, avec une demi-douzaine de changements de costumes, tout en jouant collectif selon la mécanique induite par l’écriture musicale et même avec des colorations singulières ici : Ping macho, Pang évaporé, Pong discret.
Simone del Savio prête à Ping son baryton chaud et sonore, avec force nuances et une prononciation exacte, au service d’un jeu très éloquent. Pang campé avec éclat par Sam Furness est exubérant et drôle, avec une voix de ténor de caractère projetée, présente et efficace. Le joli timbre se soucie aussi de l’expression sans rechigner à faire des sons inesthétiques, si nécessaire. Le Pong de Julien Henric est efficace dans sa discrétion, à découvert avec sa voix de ténor un peu faible en format mais qui convient ici à son emploi.
Le ténor émérite, Chris Merritt (avec ses presque 50 ans de carrière) renforce par son incarnation la figure de l’Empereur Altoum, désabusé et déclinant, très émouvant. La voix est aujourd’hui un peu instable et courte en souffle, mais audible et bien prononcée.
Liang Li, basse, profonde, sonore, claire et déployée ne joue pas ici Timur dans la fragilité de l’âge mais l’humanité relayée par un savant jeu de couleurs tout au long de ses interventions.
Francesca Dotto (Liù) conquiert l’auditoire de son soprano lyrique par sa solide incarnation de femme intègre, libre et entière. La voix est sonore tout du long, menée avec une clarté de prononciation notable. L’aigu est maîtrisé comme les nuances, jusqu’au pianississimo de poésie et d’émotion.
Teodor Ilincăi offre au personnage de Calaf son humanité et sa tendresse un peu inhabituelles, mais de bon aloi, contribuant à son effet à terme sur Turandot. Il déploie son ténor très sonore dans le medium et l’aigu, sans être jamais tonitruant. La voix, aisée en apparence, est d’un beau métal, osseuse, très vibrante, lyrique et chaleureuse. Son Nessun dorma combine ainsi nuances et élans lyriques.
Ingela Brimberg, avec son large soprano, incarne une Turandot de glace et de feu. L’actrice est au rendez-vous, tant dans sa dimension hautaine et hostile, que lors de la conversion finale à l’amour. La voix très sonore et étendue, se fait métallique, percutante et coupante, colonisant la salle mais sachant progressivement devenir émouvante et chaleureuse.
À la pyrotechnie visuelle se conjugue ainsi la pyrotechnie sonore de cette Turandot marquante, couverte d'acclamations par le public transporté.