Trois compositeurs pour une Frédégonde à Tours
Dans la lignée des redécouvertes du Palazzetto Bru Zane, l’Opéra de Tours présente une version concertante du Frédégonde d’Ernest Guiraud, suppléé à sa mort par Camille Saint-Saëns (pour les deux derniers actes) et Paul Dukas (pour l’orchestration des premiers). Malgré cette répartition des tâches, l’ensemble parvient à garder une unité stylistique qui témoigne des efforts des deux derniers pour honorer le travail de leur ami et maître. « Wagnérien platonique » selon les mots d’Ernest Reyer, Guiraud garde du compositeur allemand un sujet épique, le nom de l’une de ses héroïnes (Brunhilda), un effectif fourni et quelques élans orchestraux bien identifiables. Mais il garde surtout du Grand Opéra français la structure en cinq actes avec son ballet au troisième, et une orchestration fleurie. L’exotisme de certaines pages trahit les goûts de Saint-Saëns.
Laurent Campellone dirige son Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours d’une gestique large et souple. Les phrases sont amples et précises, mettant en valeur cette musique peu jouée. Est notamment appréciée la belle mélodie en pizzicati des violoncelles, venant en contrepoint des cordes monumentales à l’acte III, peu avant l’impressionnant chant d’ivresse des soldats se préparant à la bataille. Les Chœur de l'Opéra de Tours et de l'Opéra National du Capitole de Toulouse apportent par leur nombre la puissance impressionnante des pages les plus héroïques, mais aussi un certain manque d’homogénéité rythmique (la partition comportant, il est vrai, quelques complexités). Les enfants de la Maîtrise du Conservatoire à Rayonnement Régional de Tours apportent une touche de candeur pour le « Pange lingua » de l’acte III, avec leurs sourires et leurs timbres angéliques. Bien en place, ils sont également très justes.
Comme dans Marie Stuart, l’œuvre conte le duel de deux reines, deux femmes se vouant une haine insondable. Le long duo, au cours duquel Hilpéric, ivre de désir, jure à Frédégonde de livrer son fils à sa vengeance (cette dernière souhaitant installer ses propres fils sur le trône), anticipe celui de Salomé (composée par Strauss une décennie plus tard). Cette femme (littéralement) fatale est incarnée par Kate Aldrich par un port altier, un visage fermé, un regard perçant et un sourire carnassier. Si la voix déraille dès les premières notes, elle s’échauffe ensuite, implacable, dure comme le cœur de pierre de la souveraine. Son vibrato est large mais reste maîtrisé. Ses passages de registres sont habiles.
Angélique Boudeville s’appuie quant à elle physiquement sur une béquille, et vocalement sur un instrument volumineux, solide dans tous les registres. Son timbre rougeoyant se fait molletonné dans les pages romantiques, et cinglant lorsqu’elle fait face à sa rivale. En Mérowig, Florian Laconi dispose d’une voix de ténor sombre au timbre méditerranéen, vaillant guerrier vocal aux aigus puissants et au vibrato prononcé. Habitué du répertoire français, ancré au sol sur ses jambes légèrement fléchies, il travaille son phrasé afin d’en mettre en valeur les subtilités. Tassis Christoyannis dépeint le Roi Hilpéric en souverain bonhomme, s’appuyant sur sa voix puissante et corsée, mais surtout son propre plaisir de diseur et sa prosodie claire, nuançant son chant et façonnant ses phrasés avec musicalité.
Artavazd Sargsyan, qui a rasé la barbe qu’il arborait quelques jours plus tôt pour Hulda au TCE, campe un Fortunatus candide, au timbre riche, chaud et enveloppant, aux aigus légers et bien tenus. Sa diction est soignée tout comme son legato, et son vibrato fin et vif. Jean-Fernand Setti dispose en évêque Prétextat de deux registres vocaux bien distincts. Ses graves sont chaleureux et solides, bénéficiant de larges résonateurs, tandis que sa voix est plus claire dès le médium, le chant perdant aussitôt son liant, voire de sa justesse. Yuri Kissin ne dispose que d’une courte intervention en Landéric, mais il expose une voix noire et ronde, au phrasé tonic.
Le public de l’Opéra de Tours, bien que clairsemé, expose son enthousiasme lors des saluts, laissant le regret qu’un nombre plus important de spectateurs n’ait pas cédé à la curiosité de cette redécouverte.