Roberto Alagna en conquérant du Teatro Colón
Dix ans que Roberto Alagna n’avait pas foulé l’espace scénique du Teatro Colón. Si ce retour dans l’un des grands temples planétaires de l’opéra italien (dédié à Verdi) apparaît naturel pour celui qui s’est imposé dans un répertoire largement inspiré par ses origines, c’est aussi un retour aux sources familiales pour Roberto Alagna dont la grand-mère maternelle est née et a vécu en Argentine.
La conquête des cœurs
La diversité et la cohérence du programme de la soirée repose globalement sur un bel éclectisme méditerranéen. Si cet arc lyrique entre la France et l’Italie s’étend du XIXe au XXe siècle, il passe de classiques du répertoire (La Juive d’Halévy, Macbeth de Verdi ou encore Pagliacci de Leoncavallo) à des compositeurs nettement moins connus et/ou peu interprétés dans les maisons d’opéra : le Français Édouard Lalo, les Italiens Riccardo Drigo, Vincenzo Di Chiara, Rodolfo Falvo, Giuseppe Cioffi, Ernesto Tagliaferri, Eduardo Di Capua, Ernesto De Curtis. La programmation s’ouvre ainsi à tout un répertoire vivant fait d’airs de musique de chambre, de chansons populaires ou folkloriques, de boléros, de berceuses qui flattent les origines italiennes d’un public qui communique avec Roberto Alagna et l’interpelle, l’encourage ou le félicite directement en italien. La communication va croissante entre l’artiste et son public au fur et à mesure du récital, les onze bis offerts, dont trois titres chantés a cappella, formant presque une heure de spectacle supplémentaire, déchaînant les foules et les passions d’un public incrédule. Le ténor, en plus des deux langues de l’opéra qu’il pratique usuellement (le français et l’italien) chante en espagnol, dans le dialecte de l’île de ses origines familiales (la Sicile) et s’aventure aussi en dialecte napolitain, ou même en langue corse. La conquête des cœurs passe donc par cette diversité des langues romanes et de leurs dialectes régionaux qui offre ainsi un voyage en Méditerranée, plongeant une bonne part des spectateurs dans leurs propres racines culturelles et familiales.
La conquête des cimes
Roberto Alagna est accompagné dans ce programme par la pianiste russe Irina Dichkovskaia qui mène une carrière internationale en Europe, en Russie, aux États-Unis mais aussi, fait notable, dans les principales salles d’Argentine dédiées à l’expression musicale. Virtuose, sensible ou enjouée dans son interprétation en solo de Chopin durant les trois pauses de Roberto Alagna au cours du récital, Ia pianiste offre son compagnonnage aux projections vocales, ce qui participe de la conquête des cimes mélodiques et harmoniques menée par ce duo. La technicité, la précision, la rigueur et la fougue du jeu d’Irina Dichkovskaia, qui illustrent bien l’école pianistique dont elle est issue, offre une assise solide et fiable au chanteur invité.
Lové dans le creux réconfortant du long piano à queue, Roberto Alagna fait retentir d’entrée ce timbre de ténor si reconnaissable et si familier des amateurs d’opéra. C’est encore et toujours cet organe structuré et puissant, volatile, aérien et ambré, qui passe des pourpres mordorés barytonants aux escalades cuivrées en altitude, dans les registres les plus aigus, que le public reconnaît. Mais les années passent et, fait inéluctable, la voix s’est un peu assombrie et arrondie. Les registres bas médiums, tout en relief, n’en sont que plus pleins et généreux. Les notes les plus aiguës à la crête des cimes par contre, parfois atteintes de façon tendue et contrainte (comme pour le final de l’air "Suspendez à ces murs" de Cherubini, tiré de l’opéra Les Abencérages), deviennent ainsi avec le temps autant de défis pour retrouver l'apesanteur vocale d'exception qui a fait la signature vocale de Roberto Alagna. Apesanteur que le chanteur conquiert encore à l’occasion, dès que la voix, une fois bien chauffée, le lui permet. Le ténor soigne sa voix, il s’hydrate très régulièrement (il sort même de scène pour chercher sa bouteille d’eau) et toussote parfois discrètement entre deux titres, pour mieux conjurer le sort des voyages intercontinentaux, des changements brutaux de saison, des climatisations des avions et des hôtels qui sont autant d’entraves redoutables à la santé vocale (les chanteurs solistes, comme tout récemment Nancy Fabiola Herrera sur la même scène, en font souvent les frais).
L’énergie vocale déployée est cependant toujours considérable, avec un souffle d’une longueur qui paraît inépuisable. Le chanteur, qui vient de fêter ses 59 ans, impressionne toujours autant, mais plus pour les mêmes motifs. C’est aujourd’hui la générosité extrême de cet artiste et son endurance vocale qui lui permettent d’offrir onze bis à un public reconnaissant, qui ovationne longuement et à de nombreuses reprises Roberto Alagna et sa pianiste, en ayant pleinement conscience de vivre un concert historique qui promet de rester dans les annales du Teatro Cólon.