Aviel Cahn sur la programmation 22/23 de Genève : exils et nouveaux voyages
Aviel Cahn, vous avez pu jouer votre saison 2021/2022 en intégralité : quel bilan artistique en faites-vous ?
du courage pour continuer
Je suis très content de cette saison, car nous avons pu montrer les différentes facettes de ce que je souhaite faire au Grand Théâtre de Genève. Les retours que nous avons eus du public, et notamment des abonnés, sont vraiment positifs, ce qui me donne du courage pour continuer. Presque chaque spectacle a été accueilli avec un grand enthousiasme, même si certains étaient exigeants. Même le style de Tatjana Gürbaca [qui a mis en scène Jenufa -à retrouver en compte-rendu ici-, ndlr] a été admiré par le public et l’a impressionné. Cela montre que nous sommes sur le bon chemin, même s’il y a encore beaucoup de travail pour continuer à dynamiser le public existant et inciter de nouveaux publics à découvrir ce lieu.
Par quoi cela passera-t-il ?
L’une des grandes transformations que nous avons entamées est sur la danse. Philippe Cohen, l’actuel Directeur du Ballet du Grand Théâtre, prend sa retraite après avoir été en poste pendant 19 ans. J’ai pensé qu’il serait bon pour Genève et pour le Théâtre d’avoir un artiste qui gère cette compagnie. Or, j’ai beaucoup travaillé en Belgique avec Sidi Larbi Cherkaoui, qui avait pris la direction du Ballet de Flandre. Il a accepté de devenir le nouveau Directeur du Ballet parce qu’il a déjà une histoire avec cette compagnie : il avait créé un spectacle en 2005, alors qu’il était au début de sa carrière internationale, qui avait été l’un des plus grands succès du Ballet du Grand Théâtre, qui avait tourné dans le monde entier.
Par ailleurs, Damien Jalet, compagnon de longue date de Sidi Larbi Cherkaoui, va devenir artiste associé du Grand Théâtre. Ils ont créé beaucoup de spectacles ensemble, notamment Babel pour la Cour d’honneur d’Avignon, et Pelléas et Mélisande [notre compte-rendu de la production] pour l’Opéra de Flandre, qu’on aurait dû faire à Genève mais que nous n’avions pu que capter.
Qu’est-ce que cela va changer concrètement ?
Comme je l’avais fait en Flandre et comme nous l’avons initié avec Philippe Cohen, notamment avec Atys cette saison [lire notre compte-rendu], nous allons continuer à faire collaborer les différentes disciplines. Cela ne se verra pas dans cette première saison de Sidi Larbi Cherkaoui, mais ce sera le cas dès la suivante. Le Ballet va par ailleurs beaucoup se produire en tournée : c’est l’un des axes importants de développement pour la compagnie. Traditionnellement, le ballet ne propose que deux productions à Genève chaque année, et est en tournée le reste de la saison. J’y ajoute depuis deux ans une production lyrique. Cette saison est très importante pour renouveler le répertoire avec des productions Cherkaoui. Damien Jalet proposera deux spectacles, l’un avec Sidi Larbi Cherkaoui et l’autre avec Fouad Boussouf. Pour ce second spectacle, il présentera Thr(o)ugh, inspiré par le traumatisme qu’il a vécu lors de l’attaque du Bataclan : il était en effet au restaurant à côté du Bataclan et a pu s’échapper lorsque les terroristes sont arrivés. Il n’y aura pas de ballet sur de la musique classique cette saison. Sidi Larbi Cherkaoui a choisi de ne travailler qu’avec des musiques contemporaines créées pour les spectacles de danse.
Votre saison 2022/2023 est encore marquée par les reports de productions : comment avez-vous travaillé malgré tout la cohérence d’ensemble de la saison ?
D’abord, nous réfléchissons au contexte dans lequel nous pouvons réinsérer une production qui a dû être reportée. Nous avons pris le parti d’attendre que le report s’intègre bien dans le reste de la programmation : nous aurons du coup des reports jusqu’à l’été 2025. Pour cette saison, nous avions déjà planifié Nabucco et La Juive : le report de Voyage vers l’espoir apparaissait donc parfait car sa thématique collait bien. Parsifal peut s’intégrer à n’importe quel thème tant cette œuvre a de facettes.
Cette nouvelle saison a pour thème « Mondes en migration » : que souhaitez-vous exprimer à travers ces mots ?
Notez d’abord que « Mondes » est écrit au pluriel : nous souhaitons explorer différentes réalités à travers nos spectacles lyriques et chorégraphiques. Le thème de l’accueil des réfugiés est en Suisse un sujet compliqué. Beaucoup d’institutions internationales traitant de ce sujet sont basées à Genève : le Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le Comité de la Croix-Rouge et beaucoup d’autres organisations non-gouvernementales. Ce sujet marque le caractère de cette ville. Il s’agira parfois aussi de migrations intérieures et spirituelles, notamment dans Parsifal. La Juive et Nabucco parleront de la migration continue du peuple juif au fil des siècles. Concernant le ballet, Sidi Larbi Cherkaoui fait sa migration à Genève. Fouad Boussouf a lui aussi une histoire familiale liée à la migration.
Vous avez l’habitude de dire que vos saisons sont très pensées dans l’enchaînement des œuvres : comment avez-vous dessiné celle-ci ?
D’abord, j’apporte une attention particulière à varier les styles de musique : j’aime beaucoup l’idée de proposer du baroque avant une création contemporaine. Ce fut le cas cette saison avec Atys avant Sleepless d’Eötvös, et ce le sera de nouveau l’an prochain avec Le Retour d’Ulysse suivi de Voyage vers l’espoir. J’évite également de faire deux titres italiens l’un après l’autre, c’est pourquoi Marie Stuart se tient en décembre et Nabucco en juin. De même, il ne faut pas que les titres plus difficiles s’enchaînent.
Il y a deux ans, vous indiquiez vouloir mettre en avant les chanteurs suisses, ce qui n’avait pas été possible l’an dernier à cause des reports. Qu’en est-il pour cette nouvelle saison ?
Nous accueillerons Marina Viotti pour le Concert du Nouvel An. Eve-Maud Hubeau viendra quant à elle la saison suivante. Après, la Suisse reste un pays qui n’a pas énormément de chanteurs. Nous essayons de faire travailler les voix suisses qui comptent, mais il y en a en effet peu la saison prochaine. Nous entendons beaucoup de chanteurs, notamment pour notre Jeune ensemble. Malheureusement, les dernières auditions n’ont pas été très heureuses. Il manque sans doute aujourd’hui des concours pour mettre les jeunes en avant. L’an passé, nous avions fait Opéra Lab pour les jeunes créateurs multi-disciplines. Nous le referons.
Vous lancerez votre saison le 15 septembre avec La Juive d’Halévy : pourquoi avoir choisi cet ouvrage ?
Nous avions commencé un cycle sur le Grand Opéra avec Les Huguenots [lire notre compte-rendu] : c’est le dernier spectacle que nous avions produit avant la pandémie. Mon prédécesseur n’en avait pas fait beaucoup à Genève, cela me semblait important pour notre public francophone. La Juive n’a plus été donnée à Genève depuis 1927, soit près d’un siècle. Je voulais le faire avec Marc Minkowski qui est l’un des meilleurs chefs actuels pour ce répertoire. Ce cycle sera amené à se poursuivre dans les prochaines saisons.
Pouvez-vous nous présenter la distribution ?
Rachel est la fille d’Eléazar : je ne voulais donc pas prendre une chanteuse trop maternelle pour que la relation père-fille reste crédible. Ruzan Mantashyan, soprano arménienne basée en France, est parfaite pour ce rôle. La décision de l’engager est arrivée assez tard : nous avons discuté avec d’autres chanteuses qui ont eu peur du rôle, qui n’est pas facile. Après le grand succès qu’elle a obtenu dans La Guerre et la Paix [lire notre compte-rendu] et la maturité dont elle y a fait preuve, nous lui avons proposé ce rôle. Elle va être une Rachel de rêve. Quant à Osborn, il franchira encore un pas dans son exploration du répertoire en s’attaquant à ce rôle. A partir de Caruso, Eléazar a toujours été interprété par des ténors très lourds, verdiens. Il devrait faire un Eléazar plus élégant. La grande basse russe Dmitry Ulyanov et la soprano Elena Tsallagova complèteront cette distribution très intéressante.
Vous profiterez de cette production pour faire découvrir en version concert un ouvrage moins connu d’Halévy, L’Eclair : d’où vous est venue cette idée ?
On ne joue que La Juive d’Halévy : on ne connaît presque rien d’autre. L’idée était donc de faire découvrir ce compositeur. Cela permettra de justifier la présence de son buste dans le foyer du public ! C’est un ouvrage qui ne demande que quatre chanteurs, pas de chœur, il est donc assez facile de le monter. Cela permet aux spectateurs de faire un week-end Halévy en enchainant les deux. C’est un ouvrage qui vaut la peine d’être redécouvert. Peut-être que cela incitera d’autres opéras à en proposer une production scénique.
Ce concert sera dirigé par Guillaume Tourniaire, avec une distribution assez jeune, composée d’Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha et Julien Dran : pouvez-vous en dire un mot ?
C’était en effet l’idée de rassembler de jeunes chanteurs. Edgardo Rocha est le ténor de notre trilogie Tudor donc il est déjà un peu connu à Genève. Claire de Sévigné était dans notre jeune ensemble. C’est une belle occasion pour notre public de découvrir Eléonore Pancrazi et Julien Dran.
Vous poursuivrez votre cycle Janacek en octobre avec Katia Kabanova, de nouveau avec Tatjana Gürbaca à la mise en scène après Jenufa l’an dernier [lire notre compte-rendu], et Tomáš Netopil à la baguette après L’Affaire Makropoulos [lire notre compte-rendu] il y a deux ans : maintiendrez-vous cette fidélité aux maîtres d’œuvre au fil de ce cycle ?
J’ai déjà beaucoup travaillé par le passé avec Tomáš Netopil : nous avons une collaboration étroite depuis plusieurs années. Mais ce qu’a fait Tomáš Hanus sur Jenufa était super aussi. Pour le répertoire tchèque, j’aime travailler avec des chefs tchèques : ils apportent des couleurs particulières. Or, il y a trois ou quatre chefs tchèques d’envergure dont ces deux font partie. Gürbaca et Netopil ont déjà travaillé ensemble : cela devrait bien marcher.
Comment la distribution a-t-elle été dessinée ?
Il y avait dès le départ une décision de collaborer avec Corinne Winters sur Jenufa qui était une prise de rôle, et Katia Kabanova, qu’elle avait déjà chanté, notamment à Salzbourg. C’est une chanteuse que j’apprécie énormément : j’ai d’ailleurs envisagé de l’engager en Rachel dans La Juive. Elena Zhidkova, en Marfa, est une mezzo-soprano russe qui habite en Allemagne et qui a fait une fameuse Vénus à Bayreuth il y a deux ans. Notre public connaît déjà bien Aleš Briscein qui chantera Boris.
En novembre, vous inviterez Christina Pluhar et son Ensemble L’Arpeggiata pour deux dates chorégraphiées autour du Combattimento de Monteverdi, avec notamment Rolando Villazón et Valer Sabadus : est-ce là le pont auquel vous avez habitué votre public entre lyrique et danse ?
Oui, c’est en pont entre les deux genres, mais c’est aussi une manière de chauffer le public pour Le Retour d’Ulysse que nous présentons plus tard dans la saison. Christina Pluhar n’est pas souvent venue à Genève : c’est une bonne occasion pour le public de découvrir son travail, qui est toujours passionnant. Le répertoire de Rolando Villazón est désormais très restreint : sa présence devrait plaire aux mélomanes.
Vous créez ces ponts entre lyrique et ballet depuis votre arrivée : constatez-vous un effet sur les publics de ces deux genres ?
A Anvers, nous avions constaté ce mélange des publics. Je n’ai en revanche pas encore assez de recul sur l’évolution à Genève, la situation ayant été perturbée ces deux dernières années.
En décembre, viendra le second opus de la trilogie des Tudor, Maria Stuarda : qu’aviez-vous pensé du premier épisode ?
C’était un début de trilogie très intéressant. Mariame Clément a l’une des écritures de mise en scène les plus classiques de mes saisons, toujours avec de la fantaisie et de la poésie, ce qui va très bien avec ces œuvres.
Qu’attendez-vous d’Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac qui poursuivent elles-aussi la trilogie ?
Elsa Dreisig va chanter Elisabeth dans Marie Stuart, c’est-à-dire la fille d’Anna Bolena qu’elle chantait cette saison. Stéphanie d’Oustrac chantera le rôle-titre dans une version pour mezzo-soprano que Joyce DiDonato a chantée au Metropolitan Opera. C’est rare, mais cela fonctionnait bien. Pour Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac, c’est un voyage dans un répertoire qu’elles ne font que commencer à s’approprier. C’est intéressant d’accompagner des artistes importantes dans ce type de démarches car il n’y a aujourd’hui que peu de chanteuses qui sont à l’aise dans ce répertoire.
L’équipe restant la même, y aura-t-il une continuité dramaturgique au fil de cette trilogie ?
Absolument. Les décors seront similaires sans être exactement identiques. Tout a été conçu pour que les trois opus puissent être joués à la suite, ce qui sera le cas en 2024.
Vous démarrerez 2023 avec Parsifal, qui devait initialement être présenté en mars 2021. Ce sera l’occasion d’accueillir Jonathan Nott, le Chef principal de l’Orchestre de la Suisse Romande : qu’apportera-t-il ?
Il a déjà beaucoup dirigé Wagner, notamment à Bamberg [dans le sud de l’Allemagne, ndlr], mais ce sera la première fois avec l’Orchestre de la Suisse Romande. Je m’attends à ce qu’il dirige cette œuvre avec élégance et délicatesse. Ce ne sera pas le Wagner le plus teutonique du monde. Il sera plus dans un style français, même si lui-même est anglais. Ce sera très raffiné, peut-être un peu impressionniste.
Comment Michael Thalheimer a-t-il choisi de présenter ce "festival scénique sacré" ?
Il va jouer sur l’abstraction, sur la pureté, dans la tradition du style de Wieland Wagner. J’ai déjà fait trois Verdi avec lui en Flandre : ses mises en scène sont toujours très épurées. Ce spectacle se rapprochera du ballet de Sidi Larbi Cherkaoui donné en février, Sutra. Ce devait être son premier Wagner (il avait refusé de le faire à Bayreuth), mais, du fait du report de la production, il fera d’abord un Vaisseau Fantôme à Hambourg. Ce metteur en scène est peu connu en France, même s’il a fait des mises en scène de théâtre à La Colline : il vaut vraiment le coup d’être découvert à l’opéra.
A l’exception de Tanja Ariane Baumgartner en Kundry, la distribution a intégralement changé par rapport à ce qu’elle devait être en mars 2021 : pourquoi ?
C’est une question de disponibilité des chanteurs. Programmer un Parsifal est difficile et il n’était pas possible de tenir compte des disponibilités de tous les chanteurs. Nous ne voulions pas attendre trop longtemps, et nous avions la possibilité de rassembler cette distribution de grande qualité, dont je suis extrêmement heureux. Découvrir Tareq Nazmi, l’une des meilleures basses actuelles, en Gurnemanz sera intéressant : c’est une grande voix, chaleureuse, excellent dans sa diction du texte. Quand j’ai programmé Parsifal à l’Opéra de Flandre en 2013, ce n’était que le deuxième Gurnemanz de Georg Zeppenfeld : il avait apporté cette fraicheur qu’il n’a plus aujourd’hui (même s’il chante toujours magnifiquement ce rôle), mais que nous devrions retrouver chez Nazmi. Daniel Johansson prendra quant à lui le rôle de Parsifal et Christopher Maltman chantera son premier Amfortas.
En février, vous ferez une seconde incartade baroque avec Le Retour d’Ulysse : pourquoi cette œuvre ?
Je voulais retravailler avec le collectif FC Bergman avec qui j’ai déjà collaboré à l’Opéra de Flandre. Ils m’ont proposé Ulysse : cela s’intégrait bien au thème de la saison et permettait de compléter la trilogie que nous avons initiée avec Ivan Fischer ces dernières années.
A quel type de travail vous attendez-vous de la part du FC Bergman ?
Ils sont parmi les metteurs en scène les plus intéressants que nous proposons cette saison avec Christiane Jatahy. C’est un collectif, assez jeune, basé en Flandre, qui se produit dans tous les grands festivals d’Europe, dont Avignon où ils sont invités tous les ans. Ils conçoivent souvent des productions monumentales, avec une sorte de surréalisme, entre Marthaler et Tarantino. Ce qu’ils font est jeune, frais, original, poétique. Ils n’ont travaillé qu’une fois à l’opéra jusqu’ici, avec moi à l’Opéra de Flandre pour Les Pêcheurs de perles en 2019 [lire notre compte-rendu]. C’est un spectacle qui va bouger les esprits. Ils ne font que deux spectacles par an : ce n’est pas facile de les faire venir à l’opéra.
Pourquoi avoir confié cette production au chef Fabio Biondi ?
Il est l’un des meilleurs musiciens pour Monteverdi. J’aime beaucoup la pureté de sa lecture de ces œuvres. Cela s’opposera à Christina Pluhar qui est beaucoup plus portée sur l’ornementation. Ce sera intéressant de voir ces deux styles dans la même saison.
Pouvez-vous nous dire un mot de la distribution ?
Mark Padmore, qui chantera le rôle-titre, est l’un des chanteurs baroques les plus importants d’aujourd’hui, même s’il est surtout connu pour ses interprétations de Bach. Sara Mingardo chantera Penelope, un rôle dont elle est l’une des interprètes de référence aujourd’hui. Ils forment un couple d’un certain âge, ce qui répond au souhait du FC Bergman. Nous aurons aussi Sahy Ratia en Pisandre, Giuseppina Bridelli en Junon et Jérôme Varnier en Neptune.
En mars, vous créerez enfin Voyage vers l’espoir de Christian Jost qui devait être joué en 2020 : comment décririez-vous cette œuvre ?
Elle traite de la thématique des réfugiés : une famille kurde qui vit à la frontière entre l’Irak et la Turquie essaie de se réfugier en Suisse, qu’ils voient comme la terre promise, un paradis sur Terre. Ils prennent cette décision douloureuse, mais se voient finalement maltraités par des passeurs et des trafiquants. Durant leur périple, le fils meurt dans une tempête de neige entre l’Italie et la Suisse. Le père est finalement accueilli par les douaniers suisses et est jugé coupable de la mort de son fils. C’est tiré d’un film qui avait obtenu l’Oscar en 1991 et qui reste, malheureusement, d’une grande actualité aujourd’hui. Le livret de l’opéra a été écrit en français et en allemand en parallèle : la création chez nous se fera en français, puis ce sera repris en Allemagne en allemand. Les deux chanteurs qui interprètent les rôles principaux ont connu une migration. Kartal Karagedik est un baryton turc qui vit en Allemagne, et la mezzo-soprano Rihab Chaieb dans le rôle de la mère, est née au Canada de parents tunisiens.
Vous aviez annoncé l’an dernier la poursuite d’un cycle russe en compagnonnage avec Calixto Bieito : vous reprendrez ainsi cette année sa Lady Macbeth de Mtsensk que vous aviez montée à Anvers en 2013. En quoi cette production était-elle marquante ?
La qualité de Calixto Bieito dans ses meilleures productions est de frapper, de bouleverser le public. Ce spectacle en fait partie : il vous touche vraiment profondément, surtout avec Aušrinė Stundytė dans le rôle principal. Ils ont d’ailleurs collaboré sur d’autres productions, comme L’Ange de feu. Mais sur cette production, ils ont dépassé les limites de ce que peut proposer un chanteur en termes d’émotions. C’est l’un des spectacles les plus puissants de Calixto Bieito d’un point de vue émotionnel : les spectateurs de Flandre en restent marqués près de 10 ans plus tard. Déjà, la pièce a beaucoup de force. L’œuvre est replacée dans un monde postindustriel, dans lequel la civilisation a disparu et ne parvient pas à se renouveler. C’est une production exigeante pour le Théâtre car le plateau est couvert de boue, ce qui pose des défis logistiques importants. Il retravaillera ce spectacle : je suis impatient de voir ce qu’il va changer.
Aušrinė Stundytė, qui assurera le rôle-titre, en est la référence actuelle : était-ce une évidence de faire appel à elle ?
Nina Stemme le chante aussi très bien, mais elle n’aura pas le même impact théâtral. Aušrinė Stundytė se laisse totalement aller. Elle devient le personnage. Le chant devient existentiel. Peu d’interprètes peuvent faire cela. Barbara Hannigan dans Lulu ou Asmik Grigorian peuvent offrir cela, mais cela reste rare. C’est un talent unique. Il était évident pour moi de faire appel à elle, d’autant qu’elle avait créé la production, tout comme Ladislav Elgr qui chante Sergueï, d’ailleurs. Nous présenterons la version originale de l’œuvre, dirigée par Alejo Pérez, qui dirigeait déjà La Guerre et la Paix cette saison : c’est un chef argentin qui a beaucoup travaillé le répertoire russe.
Enfin, vous clôturerez votre saison avec un grand classique, Nabucco, qui sera mis en scène par Christiane Jatahy : qui est-elle ?
Christiane Jatahy est l’une des metteuses en scène les plus importantes d’aujourd’hui en Europe. Elle se présentera ici pour la première fois à l’opéra en Europe (elle avait fait un Fidelio au Brésil il y a longtemps). Elle est très engagée politiquement, notamment sur le sujet des exils de ce monde. Son Nabucco traitera donc du sujet des peuples privés de leur patrie parce que leur environnement est détruit. Elle va faire des recherches sur les différents exils de notre monde. Ce sera un spectacle assez immersif. Cette lecture de Nabucco fera ainsi échos, pour clore la saison, à La Juive que nous présentons en ouverture. Nous avons beaucoup discuté car la thématique lui parle beaucoup, mais elle avait besoin de s’approprier la forme.
Pourquoi avoir confié la direction musicale à Antonino Fogliani ?
Nous avons construit une collaboration de longue date. Il a déjà dirigé Aida et La Cenerentola à Genève : il reste donc ainsi notre chef pour le grand répertoire italien. C’est l’un des meilleurs chefs dans ce répertoire aujourd’hui.
Que pouvez-vous dire de la distribution ?
Ce sera le premier Nabucco de Nicola Alaimo : c’est bien de le voir dans ce rôle. Nous discutons ensemble depuis longtemps et cette idée a germé. Il a fait des prises de rôles très importantes dans le répertoire verdien avec moi. Lorsque j’étais Directeur de l’Opéra de Berne, il avait chanté sont premier Falstaff. Il était très jeune et ce rôle l’a mené au Metropolitan Opera. Il a fait son premier Simon Boccanegra à l’Opéra de Flandre. C’est donc un beau chemin que nous faisons ensemble depuis presque 20 ans. Dans les autres rôles verdiens majeurs qu’il n’a pas encore chantés, il restera encore Macbeth. Par ailleurs, Saioa Hernandez, soprano demandée partout, chantera Abigaille et Riccardo Zanellato, une basse italienne, chantera Zaccaria. Cette distribution devrait plaire aux amateurs de voix bel canto.
Votre saison de récitals sera une nouvelle fois intense. Seront accueillis : Diana Damrau, Bryn Terfel, Marina Viotti & Stanislas de Barbeyrac pour le nouvel an, Nina Stemme, Simon Keenlyside, Anne Sofie von Otter. Est-ce un format important pour vous ?
J’aime beaucoup ce format. Heureusement, il y a cette tradition à Genève, qui n’existe pas en Flandre. Bien sûr, cela reste exigeant de trouver le public : le Grand Théâtre et ses 1.500 places est un peu large pour ça. Pour le moment, nous continuons avec grande conviction en espérant que le public suive, même si nous ne faisons pas le plein. Avoir 800 personnes pour un récital, ce n’est pas si mal pour une ville de la taille de Genève. Il s’agira de récitals avec un accompagnement au piano. Je laisse les récitals avec orchestre au Victoria Hall : je n’ai pas d’orchestre dans la maison.
La Plage se poursuivra également avec de nombreux événements : comment construisez-vous cette programmation ?
C’est notre dramaturge Clara Pons qui construit cette programmation. La Plage regroupe toutes les activités détendues et décontractées, notamment dédiées aux jeunes. Nous faisons par exemple des Apéropéras, qui consistent à jouer des répertoires que nous n’avons pas l’habitude de jouer, mais qui font échos à la programmation. C’est un format léger, qui peut intéresser un public qui n’aurait pas envie de voir un opéra de trois heures, mais franchirait nos portes pour une demi-heure. Les gens viennent et se laissent surprendre par ces formats de grande qualité qui aiguisent l’esprit et ouvrent les oreilles. Il y a aussi des formats plus gourmands, les Late nights, lors desquels nous ouvrons vraiment l’opéra en grand jusqu’à 3h du matin, avec de la musique pop ou électro. Nous avons même organisé un sleepover : les gens sont venus dormir au Théâtre. C’est l’occasion de démarrer un voyage avec des spectateurs qui ne seraient jamais venus autrement.
Que proposerez-vous pour le jeune public ?
En décembre, nous jouerons une production maison, Rosa et Bianca, une réécriture en texte français de Donizetti sur la thématique des Tudor. Deux princesses, des sœurs jumelles, s’y affronteront pour gagner le pouvoir. Nous proposerons en mars au Théâtre Am Stram Gram la création suisse d’Electric Dreams de Matthew Shlomowitz, un Australien qui vit à Londres. Ce sera son premier opéra. Il travaille d’une manière contemporaine avec énormément de citations d’autres opéras : c’est idéal pour initier un jeune public. C’est une pièce amusante.
Quelles sont les évolutions que vous voyez pour le futur ?
Le travail de médiation que nous menons avec La Plage va être très important, c’est pourquoi nous insistons et investissons beaucoup dessus. C’est ce qui va nous permettre de faire venir un nouveau public. Nous devons montrer que Genève est un opéra qui compte, que la qualité est là, que la programmation est surprenante. Je veux développer une certaine marque, une signature de modernité, de créativité. Le partenariat avec Sidi Larbi Cherkaoui est à ce titre très important car c’est un artiste de premier plan sur différentes formes d’art.