Madame Butterfly, tradition calligraphiée à l'Opéra de Rennes
La mise en scène de Fabio Ceresa situe la tragédie de l’héroïne Puccinienne dans un contexte socio-culturel confiné aux sphères de ses traditions et de sa propre religiosité, décisif dans l’évolution de son histoire. La sentence fatidique déclamée par Butterfly avant de se donner la mort « avec honneur meurt celui qui ne peut garder la vie avec honneur » semble résonner tout au long de l’œuvre par la présence de l’austère servante Suzuki, personnage qui acquiert une importance décisive dans cette vision dramatique. Son immobilité hiératique, totalement dénuée de toute compassion envers l’héroïne s’impose tout au long de l’opéra. Pinceau à la main, c’est elle qui rédige le contrat de mariage avec minutie, comme pour conjurer le mauvais sort. C’est elle qui, quand tout est perdu, offre le poignard à sa maîtresse et attend alors son suicide, avec la même tranquillité ascétique. Suzuki est donc la véritable gardienne de la culture de son peuple, plus que l’oncle Bonzo. Elle est la tradition qui survit à Butterfly, sans changement, tout comme cet art de la calligraphie qu’elle perpétue et transmet au fils de Butterfly.
L’environnement stylisé avec des références avisées à l’art oriental traditionnel, imaginé par Tiziano Santi, magnifié par les lumières de Fiammetta Baldiserri, est en pleine adéquation. Le nid du papillon pris au piège est une maison à soufflet qui est le reflet de son espace intérieur. Cio-Cio San bute contre les Shōji (cloisons de bois coulissantes) qui progressivement réduisent l’espace dont elle dispose. Ce huis clos et son sentiment d’attente inéluctable est aussi traduit par une décoloration progressive des couleurs, jusqu’à un fond blanc aveuglant, vide et glacial laissé par la tragédie. En arrière-plan, se devine un rivage, la mer qui se confond avec le ciel, un quai suggestivement tendu vers l’infini, porteur d’espoir.
Le style oriental des somptueux costumes traditionnels conçus par Tommaso Lagattolla complète l’aspect visuel stylisé et s'oppose à ceux portés par les personnages « américains », à la mode en occident lors de la date de création de l’opéra, en 1904.
Anne-Sophie Duprels incarne intensément le personnage de Butterfly. Sa voix ample est vibrante mais jamais de façon excessive dans les graves, ce qui donne beaucoup de clarté dans la diction, avec une compréhension du mot et de la phrase. Les attaques sont nettes, les aigus ineffables et les registres liés. Avec grâce, subtilité et raffinement, ses moindres gestes occupent l’espace respectant les codes de conduite de la Geisha qu’elle reste. L’interprétation aux multiples facettes est juste, jamais redondante ou forcée même lorsqu’elle est en duo avec son amant. Elle forme par ailleurs un duo émouvant avec sa servante, cette dernière semblant être son canot de sauvetage alors qu'elle est en réalité celle qui la confronte continuellement à son passé renié.
Suzuki est interprétée par Manuela Custer. Avec ses allures de divinité aux longs cheveux gris tressés, totalement au service de la mise en scène, elle est l’épine dorsale du drame. Imperturbable, sacerdotale, sa voix de mezzo bien conduite au timbre chaud prend des intonations presque menaçantes dans le registre grave de certaines de ses interventions, ou au contraire plus douces dans des aigus apaisants, notamment en présence de l’enfant.
Sébastien Guèze s’empare de Pinkerton en ténor habitué au répertoire du bel canto, sa voix est assurée, projetée, impressionnante dans la maîtrise du souffle. Cherchant à tout prix à passer au dessus de l’orchestre jouant à pleine puissance lors de ses interventions du premier acte, il ne peut malheureusement pas trop nuancer ses intentions notamment dans le duo d’amour et ses aigus sont émis en force. Il n'en incarne pas moins un personnage de bellâtre n’ayant pas conscience du mal qu’il fait et des coutumes locales, mais éprouvant du remords à la fin (ne l’assumant cependant pas).
Le rôle du consul Sharpless revient à Marc Scoffoni. Sa voix de baryton attachante, expressive, bien projetée, à la diction impeccable, ainsi que sa capacité à nuancer lui permettent de donner une interprétation juste et humaine du personnage : il se bat avec sa propre conscience qui cherche à ménager Butterfly dans l’acte II lorsqu’il vient lui lire la lettre de Pinkerton tout d’abord avec humour et subtilité pour finalement lui assener la brutale réalité.
Gregory Bonfatti, dans le rôle de Goro, se dévoile comme un obséquieux entremetteur par qui tout commence, incisif dans son élocution, à l’émission claire légèrement pincée manquant cependant un peu de puissance, notamment dans sa première intervention.
Le bronze de la voix de basse profonde d’Ugo Rabec au service du Bonze est malheureusement diluée dans une masse orchestrale tempétueuse et seul son costume laisse deviner l’autorité et la frayeur du personnage. Jiwon Song, dans un somptueux costume d’apparat, donne consistance au riche prétendant Yamadori avec une voix de baryton bien timbrée et phrasée. À Sophie Belloir revient le rôle de Kate Pinkerton qu’elle assume avec douceur et compassion de sa voix ronde et expressive de mezzo.
Les interventions secondaires sont de qualité, assurées sans défauts par des solistes du chœur, notamment le rôle du Commissaire impérial confié à la voix affirmée d’Agustin Perez Escalante.
Le Chœur d’Angers Nantes Opéra préparé par Xavier Ribes fait preuve de son professionnalisme habituel. Son chant à bouche fermée depuis les coulisses, aux sonorités vaporeuses et ouatées est en complète adéquation avec la neige qui tombe alors que Butterfly fixe l’horizon perchée sur le ponton, dans l’attente de l’arrivée de son amour. De quoi y voir l’illustration visuelle et sonore d’un Haïku de Kobayashi Issa : « De tout mon être, Je suis là, Tombe la neige. »
L’Orchestre National des Pays de la Loire est confié aux mains de Rudolf Piehlmayer, qui fait preuve d’une direction large et nette. Le premier acte se distingue par de grands déferlements émotionnels faisant monter de la fosse une musique puissante, enveloppant avec rondeur (parfois trop) le chant des solistes. Le duo d’amour manque de liant dans les crescendi et d’un peu de délicatesse, cela étant d’autant plus dommage que le chef et les instrumentistes se révèlent pleinement par la suite. Les textures s’allégeant, l’orchestre trouve enfin cette souplesse, ses élans, son équilibre, et livre un troisième acte accompli (le temps aussi de se faire à l'acoustique des lieux, après une unique répétition la veille).
Alors que le rideau tombe sur le funèbre destin d’un papillon aux ailes brisées, résonnent les « bravi » du public reconnaissant, la gorge encore nouée par tant d’émotions.
Rendez-vous est pris ce jeudi 16 juin 2022 à 20h pour la retransmission de cet Opéra sur écrans, en ville et sur les ondes