L’Odyssée onirique de Peer Gynt à Lyon
Le parti-pris d’Angélique Clairand et de son assistante à la dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas est de montrer Peer Gynt non pas comme un menteur et un aventurier sans scrupules, mais comme un être perdu, terrifié par le monde et par lui-même. Il choisit de s’enfermer dans sa chambre et de voyager dans son imagination. Une odyssée intérieure donc – presque une odyssée en huis-clos : il sera visité par des trolls, puis par une foule qui l’adule comme un prophète, et enfin par ses propres pensées personnifiées qui le hantent. Dans le même temps, la réalité de sa condition continue de le poursuivre. Sa famille est endettée et sa chambre, unique décor de scène conçu par Anouk Dell'Aiera, est peu à peu démantelée par des huissiers. Les costumes de Bruno de Lavenère évoquent la misère des personnages ou leur surgissement du monde du rêve (chemises de nuit pour les femmes), sous les éclairages changeants, intimistes de Laurent Castaingt.
L’œuvre, qui unit théâtre et musique, comporte à la fois des rôles chantés et récités. Du côté des comédiens, Jérémy Lopez, sociétaire de la Comédie-Française, sait incarner la dimension tourmentée de l’anti-héros Peer Gynt, tantôt adolescent capricieux et gouailleur, tantôt clochard céleste, tantôt mégalomane lorsqu’il s’enduit le visage de peinture brillante et se proclame empereur. Il ne semble pas s’apercevoir de la mauvaise santé de sa mère Åse, jouée avec douleur et d’une voix rauque par Martine Schambacher. Jean-Philippe Salerio incarne quatre rôles : celui d’un homme, du roi des trolls (sorte de Bacchus narquois), de la créature inquiétante surnommée « le Courbe » et du fossoyeur. Enfin, Alizée Bingöllü joue l’énigmatique Femme en vert, fille du roi des trolls, séduite (ou fantasmée) par Peer Gynt.
Du côté des rôles chantés, l'auditoire salue la prestation de la soprano canadienne Claire de Sévigné en Solveig, dont le rôle comporte à la fois des dialogues conséquents et des passages chantés – en français, traduit par Pascal Hild et Jean Spenlehauer. Sa fameuse Chanson est interprétée avec finesse, d’un long legato soyeux qui culmine en aigus éclatants attaqués sans vibrato. Sur la Berceuse finale, elle déploie la chaleur de son médium, pour accompagner Peer Gynt dans ses derniers instants.
Les trois filles des pâturages, amantes des trolls, sont incarnées par Heather Newhouse, au soprano gracile et lumineux, Delphine Terrier, au mezzo fougueusement chamarré et Caroline MacPhie. Cette troisième joue également Anitra, dévoilant sa voix longue et son agilité vocale sur les arabesques, sans perdre son timbre rond et moiré. Dans le reste de la pièce, toutes trois se mêlent au Chœur et à la Maîtrise de l’Opéra de Lyon livrant une prestation très aboutie et d’une grande cohésion (sous la préparation de la cheffe de chœur Karine Locatelli et de la chorégraphe Corinne Garcia). Sur la célèbre Marche des Trolls, seules interviennent les adolescentes du chœur, surgissant de trappes sous la scène en jetant des coussins avant d’entamer un hakka menaçant. Au dernier acte, elles sont rejointes par les hommes pour le psaume de la Pentecôte, entonné a cappella avec une profondeur et une limpidité qui fait ressortir avec netteté toutes les voix.
Clé de voûte de ce spectacle, enfin, la direction orchestrale d’Elena Schwarz est savamment travaillée pour s’accorder à la théâtralité de l’œuvre. Cela est particulièrement frappant sur le monologue de la mort d’Åse. Il en ressort une symbiose organique, comme la bande-son d’un film joué en direct, sans toutefois démentir les accents de romantisme tardif de la musique de Grieg, entendus dès le prélude où la cheffe guide ses instrumentistes vers une ampleur et des couleurs orchestrales proches des symphonies de Tchaïkovski.
À la fin du spectacle, le public est debout pour applaudir cette production portée par une équipe presque entièrement féminine.