Paix sur la Terre, expérience synesthésique à Vienne
Cet événement particulier a lieu dans un endroit qui ne l’est pas moins. L’artiste Ulla von Brandenburg (nommée au prix Marcel-Duchamp en 2016) investit la générosité spatiale du Jugendstiltheater am Steinhof, ancien centre psychiatrique de sombre histoire et mémoire, comme cadre de son concept dramaturgique réunissant les couleurs et la musique de Schönberg. La disposition classique de la salle de concert est défaite, pour tourner à 90° le face-à-face entre public et artistes. L'emploi de gros tissus, très caractéristiques de cette plasticienne, se mêle harmonieusement à la stricte élégance d'antan.
Les comédiens (le dramaturge du spectacle Benoît Résillot, Sabrina Baldassarra, Duncan Evennou et Giuseppe Molino), les membres du Chœur Arnold Schoenberg et leur directeur Erwin Ortner sont habillés comme des “acteurs” de l’ancien temps d'activité du bâtiment (anachroniquement projetés dans notre temps). L'éclairage contrasté et poétique de Georg Veit protège tantôt la coupure illusoire entre les artistes et les spectateurs, tantôt les expose dans des moments de méditation profonde. Toutes ces dispositions scéniques tendent vers une finalité : le rapport synesthésique entre la musique et le visuel. Au cœur du programme, une sélection des œuvres de Schönberg couvre ses périodes romantique et atonale, les couleurs vives des tissus décoratifs représentant les cycles alternant la contemplation (pourpre sombre), la joie (jaune), et ultimement la paix (bleu foncé) et l'inquiétude (rouge, orange).
Le Chœur Arnold Schoenberg sous la direction d'Erwin Ortner déploie le sens de l'unité, des articulations, des textures et des nuances émotionnelles de chaque phase. La concentration sonore des pupitres féminins rencontre la solide résonance de la voix des hommes dans leurs échanges sur l'entrée ritualisée pour le premier fragment des Drei Volksliedsätze (Trois chansons populaires) plongeant dans l’imaginaire du style choral ancien. Les textures et les nuances sont nettement et effectivement remarquées dans l'alternance et les échanges entre le chant et la déclamation, entre les voix des femmes et des hommes dans le Psalm 130. Les montées sont graduelles puis éclatent avec une maîtrise absolue, de telle sorte que les syncopes maintiennent leur résonance arrondie et équilibrée. Celle-ci se concentre aussi sur l’ambiance méditative, et les échanges avec les solistes n’en sont pas moins expressifs : la fermeté déclamatoire se charge alors d'un sens de l'humour prononcé, frôlant parfois le grinçant (largement apprécié de l’auditoire).
Les solistes de la soirée sont également remarqués. Ursula Langmayr (soprano), brille d'un timbre cristallin et dense par l'éclat de ses percées, alternant avec la densité veloutée de la voix contrôlée. Johanna Krokovay (alto), d'un timbre velouté aux résonances métalliques dans le registre haut, maîtrise la richesse texturale et les nuances dans les transitions entre les registres. La densité mélodieuse se fait sombre et imposante ou bien moqueuse mais badine. Tore Tom Denys offre un ténor au timbre chaleureux et d'une aisance maîtrisée, explorant les ondulations entre les registres avec grande agilité, fière et puissante pour les sommets (notamment dans l'élan éclatant, couvert et concentré dans les descentes contrôlées). Marcell Attila Krokovay (basse) offre un ancrage important à ses collègues par son timbre sobre et ténébreux, qui n'omet cependant guère des nuances scintillantes et expressives dans les passages syncopés.
La pièce conclusive de la soirée, Friede auf Erden (Paix sur la Terre) offre une fin à la résonance bien particulière, méditative et concentrée, spirituelle même, en détente, distanciation et dispersion sonores, toujours dans la conscience de l'acoustique particulière de la salle et des mouvements circulaires et méandreux du chœur qui retrace sa propre constellation.
Les derniers échos de la musique (et des applaudissements du public) s’évaporent et l'éclairage s'éteint sur cette fuite éphémère vers la Paix et la concorde.