Roberto Alagna à Saint-Etienne, plaisirs à la carte
À peine revenu de Berlin pour une reprise du Lohengrin par Calixto Bieito (nous avions rendu compte de sa prise de rôle, marquant ses débuts Wagnériens en décembre 2020), Roberto Alagna fait étape à Saint-Etienne pour un récital “carte blanche” au riche contenu. Lequel, en l’espèce, ne fait pas seulement la part belle à des “tubes” de ce répertoire français ou italien dans lequel le ténor se montre toujours si brillant, mais donne surtout à entendre des œuvres à la notoriété souvent moins établie. Conçu comme un véritable voyage à travers les âges et les langages, le concert voit défiler un répertoire russe, français, allemand, italien... et même corse et napolitain lors des multiples rappels. Un programme défini comme “exigeant” par le ténor lui-même lors d’une prise de parole entre deux airs, et qui permet une nouvelle fois d’apprécier toute l’étendue du talent d’un artiste au charisme et à la générosité toujours aussi indéniables.
De son timbre qui demeure si ardent et expressif, reconnaissable parmi mille autres, Roberto Alagna irradie d’emblée en Lensky d’Eugène Onéguine (“Kuda Kuda”), dans un registre russe qui n’est pas forcément de prédilection pour lui, mais où son puissant sens de l’incarnation et son souci d’une parfaite diction s'affirment en l’occurrence. Déjà la voix se fait sonore et longue, riche d’un legato suave et délicat, empli de la poétique mélancolie dont il est ici question. Un sens raffiné de la prosodie qui vaut aussi pour cette “Chanson hindoue” issu de l’opéra Sadko de Rimski-Korsakov et chantée dans la langue de Molière, qui donne à l’artiste l’occasion d’une transition toute trouvée vers ce répertoire français qu’il affectionne tant.
Mais ici donc, point de Des Grieux (rôle qu’il a repris en début d’année à Bastille) ni de Don José qu’il reprendra cet été à Vérone, mais un enchaînement d’airs poétiques et lyriques : “Elle ne croyait pas”, issu du Mignon d’Ambroise Thomas, “Vainement ma bien aimée” du Roi d’Ys d’Edouard Lalo, ou encore l’air “Le jour tombe tombe”, tiré de l’opéra L’Attaque du moulin composé en 1893 par Alfred Bruneau d’après l’œuvre d’Emile Zola.
L’incarnation de l’amour passionné et d’une élégiaque nostalgie face au jour qui pâlit est traduite par la voix, aussi bien que les mains, tantôt refermées sur la poitrine, tantôt projetées en avant, la tête tournée vers le haut mais le regard jamais perdu (car toujours expressif). Le chant est sonore et pourtant sensible, les demi-teintes culminent en des aigus séraphiques, tandis que la brillance est permanente dans sa ligne de chant et son intelligibilité. Tiré de l’opéra composé par son frère David Alagna, Le dernier Jour d'un condamné (dont est aussi joué le très bel Intermezzo), l’air “Non je ne suis pas un impie” sollicite davantage de puissance et d’endurance dans une voix qui n’en est pas dépourvue, et qui porte avec toujours autant de force dramatique et d’ardent lyrisme ce rôle au funeste destin.
Lohengrin habité
Précédant une courte incursion dans le répertoire italien (“Cielo e Mar” de La Gioconda de Ponchielli), il y a enfin Lohengrin dont “In fernem land” faisant écho à la fameuse ouverture de l’œuvre, et que Roberto Alagna sert ici dans un allemand remarquablement soigné, certes émis avec moins de vigueur que ces langues latines dont il est plus coutumier, mais n’en restant pas moins d’une grande puissance expressive. L’incarnation du chevalier, dont la flamme brûle tant dans la sombreur du timbre que dans une gestuelle fort dynamique, touche pleinement l'auditoire qui en redemande, et qui obtient, par la force de ses yeux de Chimène et de ses applaudissements nourris, plusieurs rappels, à commencer par le fougueux “Granada” réchauffant d’un seul coup la salle entière. Déambulant désormais sur toute la scène, et avec un sourire solaire, le showman prend aussi un plaisir communicatif à faire chanter le public (qui ne s’en prive pas !) sur le refrain bien connu de “Funiculì, funiculà ” aux airs de joyeuse fête populaire, avant de conclure sur un chant corse bien plus intimiste lui servant, dixit le chanteur, “à endormir sa fille”. Mais le public lui, tellement ravi par ce récital conclu sur une longue ovation, évite évidemment tout début de somnolence.
Loin d’être plongé dans l’ombre de son invité du jour, l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire brille par la complémentarité de ses pupitres dans chacun des répertoires ici abordés, la fameuse ouverture de Guillaume Tell introduite par d’impeccables violoncelles en étant l’une des meilleures illustrations (le dialogue entre cor anglais et flûte traversière dans le fameux Ranz des vaches est non moins savoureux). Le prélude de Lohengrin est aussi porté par le collectif, restituant avec précision l’idée d’un jour se levant sur une contrée brumeuse bientôt gagnée par le mystère, l’héroïsme et le déchirement. Le mécanisme rythmique de la Danse des heures de Ponchielli est réglé comme un coucou suisse. À la tête de l’orchestre, le chef italien Fabrizio Carminati (qui avait dirigé ici même Adriana Lecouvreur début 2018 : notre compte-rendu) se distingue par une direction non seulement très précise et efficace, mais surtout fort sportive : alors que ses mouvements de bras sont déjà extrêmement amples, le maestro n’hésite pas au besoin à sautiller gaiement sur son podium pour solliciter des nuances plus fortes ou un rythme plus vif, une méthode qui porte ses fruits tant l’entrain musical est face à lui permanent, permettant à l’invité vedette du jour de briller d’un bout à l’autre du réjouissant récital.