Espagnolade à Paris : La Périchole s'invite à l'Opéra Comique
Julien Leroy entame prestement les premières mesures de l’œuvre avec un entrain et une précision communicatifs. Le son de l’Orchestre de chambre de Paris est rond, uni, généreux et d’une expressivité jamais détachée de la musicalité. Ces caractéristiques demeureront durant l’ensemble de la soirée pendant laquelle le chef s’efforce de donner à entendre la richesse et les subtilités de la partition, rappelant s’il le fallait les qualités mélodiques et orchestrales d’Offenbach. Le Chœur Les Éléments s’ajoute à cet ensemble, donnant de la voix sans réserve durant ses apparitions les plus marquées, avec un son commun dense et clair qu’aucune difficulté ne semble freiner. Les pupitres s’accommodent tout à fait de l’écriture parfois exposée du compositeur et parviennent à faire vivre la foule et les courtisans avec une ferveur et une noblesse crédibles.
Le rôle-titre est confié à Stéphanie d’Oustrac. La voix s’est élargie ces dernières années et sa couleur sombre, un brin blanchie, traduit désormais moins la jeunesse impertinente du personnage, mais cette sensation passagère se dissipe tant la chanteuse parvient à parer chaque phrase d’une intention précise et module avec subtilité ses interventions, rendant la scène de la lettre ou celle de la prison particulièrement émouvantes de justesse. La puissance de sa projection, de plus, lui permet d’asseoir une autorité bienvenue lors de la scène de cour et après que Piquillo l’a humiliée, sans que jamais la voix ne perde de son homogénéité ni de sa générosité, si ce n’est dans le grave parfois un brin trop appuyé.
Philippe Talbot offre au personnage de Piquillo une voix claire, émise sans difficulté, au timbre lumineux et aux inflexions naïves pleinement adaptées à la candeur du personnage (voire, comme le dit La Périchole, à sa bêtise !). Si l’émission n’est pas d’une grande puissance, notamment dans les notes les plus graves de sa partition, le haut de la tessiture se fait toujours bien entendre et la voix finissant par se chauffer offre de grands moments lyriques, notamment lors de son intervention colérique à la cour et celle, plus intimiste, de la prison.
Tassis Christoyannis est un Don Andrés de Ribeira d’une imposante tenue. Outre sa prestance naturelle, la beauté et la noblesse de son timbre épousent tout à fait l’aristocratie courroucée du vice-roi. De plus, le chanteur grec a pour lui une voix parlée chaude et puissante, alternant sans peine entre la douceur enamourée et l’aboiement tyrannique.
Le duo comique réunissant Don Miguel de Panatellas et Don Pedro de Hinoyosa fonctionne au rythme de gags réjouissants qui ne prennent jamais le pas sur la profonde et déconcertante bizarrerie des deux personnages, tout à la fois vaniteux, bêtes, anxieux et laids. Eric Huchet prête au premier sa carrure ainsi que sa voix claire et projetée, apportant une musicalité bienvenue à ce rôle très théâtral. Lionel Peintre, quant à lui, donne à entendre une voix chantée un peu sourde mais que la voix parlée, très timbrée et sonore, contrebalance.
Thomas Morris est aussi bien le premier notaire (scène du mariage), Tarapote (ouverture de l’acte II) que le vieux prisonnier (scène de la prison) et tire son épingle du jeu puisqu’il semble impossible de confondre (voire d'associer) ces trois personnages. Jonglant entre plusieurs voix parlées, toutes nettes et expressives, tantôt claironnante, tantôt nasale, il apporte un engagement humoristique à ses diverses interventions.
Quentin Desgeorges partage avec lui l’ivresse du mariage (et du Xérès !) en offrant au deuxième notaire sa voix ronde et noire, comme ses yeux expressifs et grands. Enfin, Marie Lenormand, Lucie Peyramaure et Julie Goussot, incarnant les trois cousines aussi bien que les favorites de la cour, allient la proximité de leur timbre, brillant et chaud, renforçant la gémellité des trois cabaretières aussi bien que l’uniformisation de la noblesse de palais. Douées de personnalité voisines, tantôt coquettes, tantôt blasées, elles se glissent sans peine dans l’univers bigarré de la mise en scène.
Valérie Lesort propose une relecture déjantée de l’"Espagnolade", à la mode du temps d’Offenbach, en reprenant ses codes mais en outrant le pittoresque et l’exotisme des références pour proposer une œuvre bariolée, à la fois héritière de l’opéra bouffe et de la farce, sans jamais céder à l’un plutôt qu’à l’autre et en conservant toujours en ligne de mire l’ambiguïté constitutive du livret et de l’écriture musicale. Les costumes de Vanessa Sannino, débordants de toutes parts, rappellent l’univers onirique de la reine de Cœur d’Alice au pays des Merveilles, référence parlante puisqu’y règne également une inquiétante étrangeté. Si les marionnettes-lama font rire, leur présence dans la scène de la prison en atténue la portée tragique de la situation.
De même, la scène de la lettre pâtit d’une chorégraphie envahissante, ne laissant pas la douleur nue et simple de La Périchole prendre le dessus. C’est en effet la surenchère qui surcharge parfois le propos, un excès qui toutefois n’empêche à aucun moment le public de profiter du spectacle. Public qui, d’ailleurs, applaudit à tout rompre lorsque le rideau tombe, après avoir ri à de nombreuses reprises et à gorge déployée.
La bizarrerie des costumes, notamment celui, pneumatique, des favorites, qui peuvent s’y enfouir intégralement, hante encore les esprits à la sortie de l’opéra. Et avec cette bizarrerie, le refrain « Il grandira, il grandira… ».