Mahler, Herreweghe et Le Chant de la Terre aux Champs-Élysées
La salle a beau n’être pas comble, c’est un tonnerre d'applaudissements qui remercie les interprètes. Il est vrai que Le Chant de la Terre est ce soir une profusion de mélancolie reprise dans une interprétation à la fois délicate, songeuse et pénétrante de quiétude.
À la baguette d’abord, Philippe Herreweghe conduit l’Orchestre des Champs-Élysées avec autant de délicatesse que de minutie et, envoûté par la musique, il sautille même joyeusement au début du troisième poème (Von der Jugend, « De la jeunesse ») – cela sans nuire à la tension et la solennité qu’il démarque dans l’œuvre. Quant à l’orchestre, il combine puissance et équilibre, saillant et ténu quand il le faut (mention spéciale aux solos de flûte et de clarinette, ainsi qu’à l’impressionnant gong qui résonne au fond de la scène).
Le ténor Andrew Staples, peu assuré dans les toutes premières notes, se reprend bien vite pour produire une interprétation dont le maître mot est la justesse – et en effet, il propose un chant clair et appliqué, dans une voix d’autant plus lourde, épaisse et capable d’une belle puissance. Ainsi porte-t-il avec souplesse les va-et-vient entre l’exigence des forte et les parties plus piani. Il est par ailleurs plus bondissant, plus emporté aussi. Seul bémol : une difficulté, malgré sa propre puissance, de dépasser celle de l’orchestre dans les moments les plus explosifs.
La mezzo-soprano Michèle Losier remplace ce soir Magdalena Kožená, laquelle s’est trouvée victime d’une extinction de voix. Michèle Losier présente une maîtrise constante et une alchimie avec l’orchestre qui participe à une interprétation dont émane avant tout de la finesse. Le timbre est clair, aimable, quoique capable de graves beaucoup plus sombres et terrestres. La voix est donc dotée d’une belle étendue et le chant est, avant tout, mesuré. Un grand soin est porté à sa ligne, précise et ponctuée des sursauts d’un léger vibrato. Elle aussi cependant se trouve, de temps à autre, couverte par l’orchestre et le rayonnement des aigus, le travail de précision dans les notes plus longues s’en trouve affecté. De même, la voix s’assèche dans les moments plus rapides et perd de son ondoiement – quoiqu’elle le retrouve bien vite, en particulier dans le dernier poème, qu’elle assure avec constance.
Le public est particulièrement silencieux, presque pétrifié pendant tout le concert par la solennité et l’invitation au songe des flûtes et des hautbois, par la tension et l’implacable placidité des derniers « ewig » (toujours) de Michèle Losier (quoiqu’il se relâche par son propre concert de quintes de toux entre chaque partie). À peine la musique achevée, le chef d’orchestre laissant encore planer ses dernières vibrations, voilà que certains spectateurs qui applaudissent déjà avant de se reprendre et, quelques secondes plus tard, ils sont rejoints par le reste du public qui n’en tarit pas d’applaudissements et d’exclamations chaleureuses. Le chef remercie les deux interprètes, en particulier Michèle Losier et fait se lever chaque instrumentiste pour être personnellement applaudi, lui aussi.
Enfin s’achève cette soirée et le public s’en retourne dans une nuit parisienne inondée par le silence et la pluie – une autre porte ouverte, encore une fois, à cette longue rêverie terrienne offerte par Mahler.