Lancelot de Joncières et la Table Ronde renaissent à l’Opéra de Saint-Étienne
Après Dante de Benjamin Godard en 2019, Éric Blanc de la Naulte, Directeur du Grand Théâtre Massenet de Saint-Étienne, continue de poursuivre la mission de redécouverte du répertoire lyrique français oublié qu’il s’est assignée. Sur les conseils avisés du Palazzetto Bru Zane, qui a mis à sa disposition les partitions éditées par ses soins, il a choisi de porter à la scène le dernier ouvrage lyrique de Victorin Joncières (1839-1903), Lancelot. Cet opéra conte les amours contrariées de la Reine Guinèvre, épouse du Roi Arthus, avec le preux chevalier Lancelot. Entre Markhoël, le chevalier haineux tout empli de traitrise qui révèlera au Roi cette infidélité majeure, la jeune fille pure et candide elle aussi éprise de Lancelot (Elaine), le père d’Elaine (Comte Alain de Dinan) noble sage et honnête, serviteur fidèle du Roi Arthus, la foule des chevaliers de la Table Ronde, les vastes cérémonies : aucun ingrédient ne manque pour constituer ainsi une intrigue efficace et bien construite. Comme alors de tradition, devant Lancelot endormi, un important ballet-pantomime intitulé « Le Lac des Fées » occupe la presque totalité de l’acte III. Construit en 9 parties, mais donné ici partiellement, il introduit donc les Fées, l’incontournable Dame du Lac chère à la légende Arthurienne, les elfes, des feux follets. Maxime Thomas a réglé une chorégraphie intelligente et imaginative, confiée à cinq danseuses de grande grâce, qui inscrit le ballet doté d’une musique vive et colorée, sans réelle rupture et dans la pleine continuité dramaturgique de l’ouvrage.
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La mise en scène a été heureusement confiée à la même équipe artistique que pour Dante. Au premier acte, et pour signifier un cadre suffisamment moyenâgeux, les protagonistes évoluent dans une vaste salle d’apparat dont les murs sont revêtus d’une magnifique tapisserie anglaise du peintre préraphaélite Edward Burne-Jones, évoquant les récits des chevaliers du Roi Arthur. Une Table ronde démesurée occupe une partie de l’espace et sert d’assise aux différentes scènes successives. Cette Table ronde se transformera ensuite en une sorte d’échiquier mobile dans l’espace qui, par l’apport de quelques accessoires, se transformera en chambre de la Reine, en salle du château du Comte Alain de Dinan, en salle de couvent et même en barque où repose au dernier acte le corps gisant d’Elaine veillé par Guinèvre.
L’accentuation voulue des maquillages et des coiffures créés par Corinne Tasso, souligne plus encore le caractère « jeu de société » élaboré par le metteur en scène Jean-Romain Vesperini et ses collaborateurs, Bruno de Lavenère pour la scénographie et les costumes, Christophe Chaupin pour les lumières très en phase avec le spectacle présenté.
La musique de Victorin Joncières -dont un autre ouvrage Dimitri fut enregistré en 2013 par le Palazzetto Bru Zane- est marquée par de nombreuses influences, dont celle de Richard Wagner dont Joncières fut de son temps un ardent défenseur en France. Le leitmotiv est assez présent tout comme le recours régulier à des cuivres sonores et martiaux lors des entrées et sortie du Roi Arthus. La musique de Joncières (sans pourtant offrir d'airs particulièrement mémorables) séduit par sa facilité d’approche et ses recherches harmoniques. Il en va ainsi de l’air de Guinèvre à l’acte I « Amour, cruel amour » suivi d’un fort beau duo avec Lancelot, puis du duo réunissant Guinèvre et Elaine, réfugiées dans un couvent à l’acte IV, où les confidences amoureuses se transforment bientôt en forte opposition lorsqu’elles réalisent qu’elles aiment toutes deux le même homme. L’orchestration apparaît assez riche et révèle l’habileté d’un compositeur presque autodidacte, ancré dans une époque et un esthétisme peut-être révolus. Lancelot, s'il avait été créé une trentaine d’années auparavant, aurait certainement reçu un succès public et critique plus marqué que les sept représentations concédées au Palais Garnier en février 1900, mois par ailleurs de la création de Louise de Gustave Charpentier à l’Opéra Comique, ouvrage certainement plus dans l’air du temps et qui connut immédiatement un rayonnement universel. Lancelot n'en constitue pas moins un opéra de caractère qui mérite amplement cette redécouverte stéphanoise.
La distribution vocale, par ses qualités multiples et sa cohérence, apparaît en outre propre à revitaliser l’ouvrage. Le rôle de Lancelot est indéniablement celui d’un ténor héroïque de la veine par exemple du Sigurd d’Ernest Reyer. Thomas Bettinger (Werther et Mario Cavaradossi reconnu notamment) ne s’en laisse pas compter et investit vocalement le rôle avec toute la vaillance requise et une forte présence scénique. L’aigu se libère sans contrainte, la projection en salle est importante et les assises ne se dérobent jamais. Dans un rôle porté à la scène par la légendaire contralto Marie Delna, celui de la Reine Guinèvre, Anaïk Morel développe une voix de mezzo-soprano large et irisée, dotée d’un aigu franc et direct. Elle donne beaucoup de caractère à cette Reine malheureuse qui, quoique pardonnée pour ses fautes par son époux, préférera expier au couvent que de partir avec Lancelot. Le joli soprano lyrique d’Olivia Doray, par sa justesse expressive et son amplitude, rend pleinement le caractère tendre et amoureux d’Elaine, qui mourra de chagrin se voyant repoussée.
Dans un rôle créé à la scène par un baryton parfait styliste et surtout charismatique, Maurice Renaud, Tomasz Kumiega fait valoir ses limites au-delà d’une présence physique puissante. Son approche de la langue française reste à parfaire et les écarts vocaux marqués du Roi Arthus l’éprouvent notamment dans les parties les plus hautes.
La voix de basse chantante et bien caractéristique de Frédéric Caton confère toute son humanité au Comte Alain de Dinan. Le baryton Philippe Estèphe, ganté de rouge, campe avec habileté le personnage retords et compassé du traître Markhoël, tandis que le ténor Camille Tresmontant, en quelques trop courtes mesures, donne son investissement et sa sûre présence vocale et scénique en Kadio, le suivant de Lancelot.
Le Chœur Lyrique Saint-Etienne Loire, fait une nouvelle fois forte impression, fort préparé pour cette recréation par son chef Laurent Touche. Placé à la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Etienne Loire, Hervé Niquet semble se délecter de cette partition dont il parvient avec aisance et d’une large battue à exposer toutes les composantes et les richesses. Malheureusement, il n’est pas prévu que Lancelot fasse l’objet d’un enregistrement discographique, mais le spectacle prépare sans doute l'avenir, de cet opus et des théâtres lyriques (comme l'affirmait dans notre grand entretien le Chef principal de ces lieux) : l’accueil du public, comportant de nombreux jeunes très attentifs, est sans réserve et plein d’un bel enthousiasme.