Madrigal Festin à La Scala de Paris
Deux jeunes femmes en pyjama découpent des oignons dans leur cuisine, en discutant de tout et de rien, et soudain leur parole se fait chant, l'une troque son couteau pour un diapason et se lance dans une grande aria baroque avec sa voix couteau suisse, tandis que l'autre troque le rouleau à pâtisserie pour un archet et joue du violoncelle (tout en chantant également).
La tarte à l'oignon est ainsi érigée en synecdoque et en métonymie de ce spectacle qui se déroule le temps de la préparation, de la cuisson (et de la dégustation) de ce plat : un double régal exaltant ses complexes saveurs avec deux simples ingrédients dévoilant toute leur richesse. Les deux artistes de cette performance juke-box apportent ainsi leur petit grain de sel et de folie à la recette désormais bien connue et au menu de nombreux théâtres : celle du spectacle musical dynamisé (voire parfois dynamité). La Scala Paris qui programme notamment théâtre, musique, stand-up... réunit ainsi les trois dans ce two-women musical-show en sous-sol (tout en faisant un clin d'œil à son restaurant au premier étage).
Les deux voix des chanteuses se marient, dialoguent et se répondent dans des arrangements (et "dérangements") riches et dynamiques parcourant les styles et les siècles : de "Freed from Desire" (tube Eurodance de l'année 1996 chanté par Gala) à "Vedro con mio diletto" (aria d'Il Giustino de Vivaldi) et même au Lamento della Ninfa de Monteverdi pour un écho aux éternelles peines de c(h)œur et aux pleurs (l'épluchage des oignons servant alors d'alibi), mais pour mieux se réunir sur le fameux finale du Couronnement de Poppée ("Pur ti miro" ici très jazzy), tout en passant par le Juramento de Cuba. Le voyage traverse ainsi les continents en remontant les siècles, avec pour épisode central un (long) conte hongrois, occasion de convoquer encore une autre tradition musicale passionnante.
Mais si le fil rouge du spectacle –avec la tarte à l'oignon– est Vivaldi (que les deux femmes répètent en vue d'un autre concert, imaginaire), c'est parce que Lili Aymonino est une chanteuse baroque (notamment remarquée sur nos colonnes à Versailles Spectacles et pour son label discographique, mais aussi dans notre compte-rendu de La Caravane du Caire à l'Opéra de Tours la semaine dernière). La voix de la soprano, à l'image de tout ce spectacle, met la technique et l'esthétique baroque de la "messa di voce" (conduite de phrasé crescendo/decrescendo) au service d'une voix filée et vibrée avec homogénéité, au service aussi, voire surtout, des transitions entre les styles comme entre le chant et le jeu.
Ariane Issartel joue des cordes vocales et de son violoncelle en pizz et en nappes sonores, assumant la fonction essentielle du soutien harmonique et des contrechants, donnant l'empreinte des différents styles (classique, jazz, classique-jazz, baroques d'hier et d'aujourd'hui). Les voix quoique toujours distinctes, s'unissent par leur richesse et sûreté, souples et affirmées, dans cette polyphonie de langues et de genres : plus salad bowl et potlatch que melting pot.
Le dynamisme du spectacle n'hésite pas à faire le grand écart en mariant baroque et beat-box, en traversant des moments méditatifs et franchement comiques, jusqu'à l'auto-dérision et même la bouffonnerie (pour moquer les clichés de la société et de la musique contemporaine).
Cette performance qui n'est assurément pas de la tarte, est pourtant loin de faire un four : au contraire, les deux artistes cueillent le public tout cuit comme leur désormais fameuse tarte, qu'elles apportent et partagent même avec les spectateurs (une tarte remplacée entre-temps par une délicieuse quiche du restaurant de cette Scala).