Effrayante et impressionnante Turandot en direct du Met
Comme à l'accoutumée pour ces retransmissions en direct, la présentation de la soirée et les interviews des artistes sont menées par une grande voix à l'affiche d'un prochain spectacle de la saison : c'est ce soir Nadine Sierra, qui interroge aussi Javier Camarena avant de le retrouver très prochainement pour Lucia di Lammermoor. Mais ce soir, les projecteurs sont braqués sur Puccini et sur Turandot qui est incarnée par Liudmyla Monastyrska. L'entretien avec la soprano est l'émouvante occasion pour elle de parler de la situation en Ukraine (où est restée sa famille, hormis sa fille en Roumanie).
Cette production (inaugurée in loco en 1987, avec Plácido Domingo et James Levine, et déjà accueillie en direct au cinéma en 2019 par un triomphe) use de toute la machinerie du Met, au service des contrastes : d'emblée, entre une image misérable d'un quartier de Pékin et celle d'un Pékin antique idéalisé lorsque s’élève depuis le sol, en fond de scène, la fabuleuse image de Turandot dans son palais (les lumières et les couleurs légèrement voilées donnent l’impression d’une apparition idéalisée et même irréelle). De même, quelques secondes à peine d’obscurité séparent la calme résidence des trois courtisans Ping-Pang-Pong de l’éblouissant palais de l’empereur chinois, rempli d’une foule de sujets et de serviteurs, suscitant une forte émotion (perceptible à travers l'écran et l'Atlantique) parmi le public américain qui s'exclame et applaudit. Témoin lors des entractes de l’effervescence en coulisse et de la précision que nécessitent de tels décors, le public des cinémas n’en est pas moins impressionné. Outre ces effets de machinerie, le travail tout aussi précis de Chiang Ching chorégraphie non seulement des scènes dansées mais aussi les gestuelles du chœur, dans d'esthétiques et mouvantes images d’ensemble.
Dans le rôle-titre, l’Ukrainienne Liudmyla Monastyrska semble d’abord un peu impressionnée, prenant fortement ses respirations par le thorax. Sa concentration est à son comble afin d’atteindre (mais sans peine) ses aigus, réussis mais prudents et perdant en compréhension du texte. L’assurance paraît venir à l'image du personnage, lorsqu’elle pose les terribles énigmes qui d’habitude font tomber la tête de ses prétendants. Elle peut ensuite déployer, avec Yonghoon Lee en Calàf dans le grand duo d’amour, sa voix dramatique à souhait et d'une intensité expressive lui permettant désormais des aigus saisissants. Le ténor coréen n’est pas non plus avare en puissance vocale, ne cachant pas la bravoure et l’héroïsme de sa voix comme de son personnage. Son tant attendu "Nessun dorma" satisfait le public new-yorkais, bien que la pression que lui impose la notoriété de cet air semble limiter son souffle, qu’il retient pour soigner ses aigus, malheureusement bien trop courts pour émouvoir.
Ermonela Jaho offre en Liù le grand moment d'émotion de son "Tanto amore, segreto e inconfessato". Si son vibrato se fait certes un peu trop ample au premier acte, sa voix lumineuse aux aigus purpurins appuie la technicité de son expressivité, si forte et authentique qu’elle semble en pleurer elle-même. Le spectateur est prêt à verser sa larme quand soudainement elle se jette sur l’arme d’un soldat tout proche et met ainsi violemment fin à ses souffrances.
Le vieux roi en exil Timur est incarné par la voix sage et profonde de Ferruccio Furlanetto, qui fait quelques fois entendre un souffle long et sûr. Le trio que forment Ping (Alexey Lavrov), Pang (Tony Stevenson) et Pong (Eric Ferring) manque de précision et de projection dans leurs ensembles, qui sonnent parfois même désordonnés (malgré leurs amusants et séducteurs alter-egos danseurs). Le premier fait également entendre parfois quelques fragilités, surtout dans les aigus, moins dans les graves plus souverains. Le second a un timbre presque railleur, manquant de chaleur et d'une rondeur qui se retrouve heureusement chez le troisième.
Carlo Bosi prête sa voix plutôt claire mais manquant de largesse et même d'éclat pour incarner pleinement l'autorité et la sagesse de l'Empereur Altoum. Enfin, Jeongcheol Cha propose un Mandarin affirmé, avec une voix ronde et pleine.
Le Chœur du Metropolitan Opera semble étrangement trop en retrait, malgré leur implication scénique et des pages impressionnantes. Des décalages se manifestent avec l’Orchestre dont Marco Armiliato ne paraît pas toujours parvenir à tenir la vivacité (quoiqu'elle offre un timbre brillamment incisif, tout à fait à même de nourrir le chant).
Saisi par la beauté de la musique de Puccini, l'impact des décors et de la mise en scène, le public applaudit chaleureusement cette production, réservant une ovation à Liudmyla Monastyrska qui vient saluer sur le devant de la scène avec le drapeau ukrainien, marque de soutien qu'arborent aussi des balcons du théâtre et que brandissent des spectateurs.