Le lyrisme bureaucratique du Consul de Menotti envahit le Teatro Colón
Mis en scène par Gian Carlo Menotti himself au Teatro Colón en 1999, The Consul a été programmé lors de la saison 2020, repoussé une première fois en 2021 pour cause de Covid, et c’est finalement cette année que cette œuvre se retrouve à l’affiche du célèbre théâtre argentin.
Nuances de gris entre Kafka et Beckett
Le personnage éponyme du Consul (1950) est un peu comme Godot : sauveur invisible attendu désespérément, sur scène comme dans le public, il est l’objet de toutes les conversations sans que jamais celui-ci ne fasse réellement son apparition. Comme dans la célèbre pièce de Beckett (1952), c’est cette attente lancinante et parfois dérisoire qui meuble l’action de la fable et verse dans le comique de répétition, tant gestuel que verbal. Sous la plume de Menotti (compositeur et librettiste), la famille Sorel, formée par John, son épouse Magda et leur enfant malade, cherche à fuir un pays qui persécute le mari. Le couple se trouve alors confronté, comme dans Le Procès de Kafka (1925), à une bureaucratie sourde, froide, inhumaine et démesurée, où l’absurde rend vaine toute tentative d’échapper à leur destin funeste.
Rubén Szuchmacher (qui réalise en 2018 un Candide très remarqué) propose une mise en scène sobre, rigoureuse et « géo-maîtrisée » qui se moule dans des codes esthétiques de la guerre froide (décors et costumes de Jorge Ferrari). Ses intentions font souvent penser à la version cinématographique du Procès (1962). D’infinies nuances de gris, qui font écho au noir et blanc du chef d’œuvre d’Orson Welles, se retrouvent partout en scène. Elles font ainsi contraster le caractère douillet et intimiste d’un foyer familial menacé par la police et l’immensité des murs d’un consulat tapissés de dossiers, ainsi que les divers personnages qui traversent ces deux espaces en alternance, l’espace privé empiétant dans l’espace public et réciproquement. Dans cet univers grisâtre, oppressant, uniforme et efficace dans sa dramaturgie (signée de Lautaro Vilo), seul le vert (lumières de Gonzalo Córdova) vient ponctuellement nimber la scène en accompagnant d’illusoires échappatoires ou moments d’espoir, sous couvert du rêve, de la danse, des tours de magie du prestidigitateur qui patiente lui aussi dans la salle d’attente du consulat.
Voix humaines et bureaucratiques
L'auditoire sait gré au chef britannique Justin Brown d’accompagner et porter musicalement l’Orchestre permanent du Teatro Colón dans ces nuances visuelles grisées. La recherche de l’effet sonore qui ponctue l’action dramatique est au service de cette dernière, là encore dans une dimension de bande originale cinématographique palpable. La conduite des musiciens est souple mais fait aussi preuve, à l’instar de la mise en scène, de rigueur. La masse orchestrale est parfois elle-même la chape de plomb (volontaire) figeant le fatum de Mr. & Mrs. Sorel et de leur progéniture. Toutefois, il est regrettable que cette impression soit trop prononcée et préjudiciable aux chanteurs durant la scène d’exposition, l’orchestre ayant trop tendance, par moment, à couvrir leur expressivité.
La soprano argentine Carla Filipcic Holm, récemment interviewée pour Ôlyrix et chantant sur la même scène Strauss ou Beethoven, s’offre un triomphe dans son interprétation de Magda Sorel. L’organe vocal, une fois chauffé, est ample. Les projections, laissant parfois s’échapper une brillance cristalline, sont maîtrisées dans une palette de coloris variés. La douceur des harmoniques et la chaleur de son lyrisme, qui témoignent de l’humanité de Magda, transcendent l’amour qu’elle porte à son mari et son enfant. Son investissement vocal et théâtral est récompensé par d’amples acclamations du public, y compris à la fin de l’acte II où elle émeut tout autant les spectateurs que son interlocutrice en scène, la Secrétaire du consulat interprétée par Adriana Mastrángelo (entendue dans La Damnation de Faust de Berlioz et sur la musique de Monteverdi), qui reçoit elle aussi de chaleureux encouragements du public lors des salutations des artistes. Cette mezzo-soprano native d’Uruguay possède une voix solidement charpentée qui sied à l’autorité et l’intransigeance de son personnage. La ligne de chant, ferme, tendue et puissante, acérée à souhait, structure une unité vocale gris acier et manifeste la bureaucratie incarnée, tant dans le ton (« Next ! ») que dans la couleur vocale.
Leonardo Neiva est John Sorel. Ce baryton brésilien s’immisce dans son rôle, l’ouverture de l’articulation et la plénitude de ses projections favorisent l’expression du ressenti de la persécution et, plus globalement, du drame en cours, même si certains reliefs auraient pu être plus prononcés. Son timbre se marie avec élégance à celui de son épouse, tandis que la compagnie de sa belle-mère est l’occasion d’un trio tout en nuances à la fin du premier acte, avec des entrecroisements équilibrés et bien maîtrisés.
La Mère de Magda est chantée par la mezzo Virginia Correa Dupuy. L’expression vocale, haute, légère mais tissée de bienveillance charnelle, incarne avec subtilité dans les volumes une présence à la fois inquiète, rassurante et vieillissante mise notamment au service de la berceuse mélodique adressée à l’enfant malade, teintée d’anxiété (II, 1).
Le baryton Sebastián Sorarrain (présent dans Falstaff) donne au vitrier Assan une voix serrée et contrainte, pincée, trahissant avec une justesse vocale sa complicité avec le couple Sorel et le risque que son personnage encourt.
La bureaucratie répressive est assurée par le baryton Héctor Guedes (officiant déjà dans Candide), dans le rôle de l’Agent de la police secrète. Même si elle manque parfois de volume et de corps, la voix, brute et mate, sournoise dans ses inflexions et les mimiques faciales qu’elle induit, imprime virilité, injonctions et brimades : les projections sont aussi tendues que les descentes de police que le personnage met en œuvre.
Pablo Urban (dans Candide, Ariane à Naxos ou sur Monteverdi) dessine un magicien corporellement habille et vocalement investi. Son Nika Magadoff présente beaucoup de facétie vocale dans ses projections versatiles, l’ouverture de l’articulation et la clarté du timbre de ce ténor servant l’expression de ses pitreries gestuelles qui révèlent, avec légèreté, ingénuité et même désinvolture, l’impérieuse nécessité du comique clownesque dans ce monde de brutalité et de mépris bureaucratiques.
Mr. Kofner est interprété par le baryton Alejandro Spies (chantant dans Le Petit Prince ou encore Monteverdi). Sa voix, pleine, chaude et d’une rondeur confinant à la bonhommie, met à son avantage la bonté expressive de son personnage et sa facilité à tisser des liens avec la Femme étrangère à laquelle la soprano Marisú Pavón, d’un timbre clair projetant des circonvolutions vocales souples et aérées, prête toute sa latinité.
Marina Silva, dotée d’un timbre agréable et brillant déjà apprécié dans La Bohème ou La Finta Giardiniera, donne à Anna Gomez toute sa dimension de rescapée des camps, ses inflexions de soprano oscillant entre tragique et pathétique.
La voix fleurie et enjouée de sa collègue mezzo-soprano Rocío Arbizu (Candide, La Traviata, La Flûte enchantée), lui permet enfin de planter son personnage de Vera Boronel qui complète cette panoplie des requérants patientant dans la salle d’attente du consulat.
Après avoir accueilli ce spectacle avec une certaine ferveur, les Argentins quittent la salle pour retrouver la grisaille de l’automne à Buenos Aires, songeant peut-être à des démarches qui les attendent dans un pays réputé par l’ampleur de sa bureaucratie et habitué aux interminables files d’attente.