La Comtesse Maritza au Volksoper de Vienne : divertissement de bon goût
Thomas Enzinger, dans cette production inaugurée en 2014 au Volksoper de Vienne, ne tente nullement de moderniser, ni d'adoucir le jeu des classes sociales inhérent au genre de l'opérette (qui châtie d'autant mieux les mœurs en riant et en trinquant). Il montre les enjeux sociaux avec humour mais met aussi en relief l'aspect sentimental du drame dans la tradition des contes féeriques. La scène est d'une part un morceau de la Vienne d'antan représentée à la manière d'un documentaire-historique, mais avec un conte de fées romantique sous forme de dialogues parlés entre une petite fille naïve des enjeux sociétaux (Emma Westerkamp, membre du chœur des jeunes du Volksoper) et Tschekko (Wolfgang Gratschmaier), valet de Mariza, racontant l'histoire d'amour entre celle-ci et le comte désargenté Tassilo, déguisé en majordome Bela Török au service de la comtesse. Les thématiques sociétales passent ainsi au tamis d'un discours de conte de fées romantique qui puise dans l'humanité des personnages. La fin est également modifiée en ce sens : Mariza ne rachète plus secrètement les biens familiaux de Tassilo afin qu'il puisse enfin devenir son compagnon, ici il fait seulement mine de partir, pour revenir après quelques pas sous le coup de son amour. « Mais pourquoi part-il ? », demande la petite fille, déçue, à qui Tschekko répond : « Parfois, il arrive que les gens quittent leur propre ombre. »
Les décors et costumes signés Toto représentent effectivement cet entre-deux. La scène tournante, profitant de l'éclairage coloré de Sabine Wiesenbauer, montre une façade multifonctionnelle de portes-fenêtres à la française, qui est tantôt le mur extérieur d'une salle de bal, tantôt celui de la chambre privée de Mariza, tantôt même un mur métaphorique qui sépare Mariza et Tassilo. Les costumes rappellent l'ancienne élégance des années 30, pimentée par le cabaret et Broadway. La chorégraphie de Bohdana Szivacz joue des épisodes typiques du genre empruntant aux tsiganes mais sans s'y livrer complètement (pour ne pas tomber dans le cliché et garder la vivacité du cabaret).
Caroline Melzer incarne la grande et charismatique Comtesse Maritza telle qu'imaginée aux sommets de la haute société Viennoise d'antan. Le personnage est représenté selon les conventions mais sans nullement tomber dans le piège de l'unidimensionnalité. Les deux visages de la comtesse, cynique mais vulnérable, financièrement riche mais pauvre en amour, sont montrés comme deux aspects organiques rendant au personnage son humanité. Le timbre dense et velouté est doté d'une belle résonance qui sous-tend le chant et maintient de bout en bout sa solidité, avec sa clarté, par une énergie inépuisable, en appui avec les autres chanteurs ainsi qu'avec le chœur.
Auprès de Mariza, Carsten Süss (Tassilo) est un compagnon de scène attachant et tout à fait sympathique. Son incarnation du comte désargenté est digne du héros de roman sentimental, mais sans omettre le réalisme des conflits intérieurs du personnage (empêchant de glisser dans le mauvais goût). Le timbre est d'un éclat soyeux et arrondi, qui se manifeste dans les montées et les notes longues en crescendo. Quoique la maîtrise des notes hautes manque parfois de précision, cet aspect est vite rendu négligeable grâce à la solidité générale du chant qui n'ignore nullement sa capacité de nuances expressives. Les deux voix s'unissent avec évidence dans le fameux duo (toujours si marquant et important dans les opérettes viennoises) "Sag ja, mein Lieb, sag ja" (Dis oui, mon amour, dis oui), dans lequel les deux timbres se soutiennent harmonieusement. Leur échange s'appuie d'ailleurs sur une intense collaboration scénique, énergique et collégiale.
Thomas Sigwald (le Baron Kolomán Zsupán) ne se contente pas d'incarner un personnage comique. Il est une présence scénique remarquée, plaisante et vive, par ses mouvements corporels dynamiques et naturels. Son timbre chaleureux et agréable bascule avec facilité entre le chant, les déclamations et des morceaux de dialogues improvisés. Auprès de lui, Theresa Dax (Lisa, sœur de Tassilo, qui n'est pas au courant de la pauvreté de leur famille) charme par son jeu cliché de jeune fille naïve qui ponctue son enthousiasme en s'exclamant « Oh, c'est trop romantique ! ». La densité du timbre rond complémente bien celui de Mariza, avec une même intensité mais dont la température est un peu plus froide. Le chant est aisé et sûr, riche de nuances et impressionnant dans la précision. L'autre duo célèbre "Ich möchte träumen von dir, mein Pucikám" (Je veux rêver de toi, mon Pucikám), pendant lequel Zsupán se rend compte qu'il aime Lisa et non pas Mariza, est un échange d'énergie et de charme, qui permet au couple de se valoriser mutuellement par le contact de leurs timbres, tous deux d'une texture veloutée.
La distribution secondaire, qui réunit des chanteurs et des comédiens, n'est pas moins remarquée. Toni Slama (le prince Populescu) incarne le gardien du temple croyant fermement en la séparation des classes (suscitant une bonne dose d'humour par son passéisme). Son timbre imposant, légèrement sombre, est intelligemment adapté au cadre de l'auto-ironie de l'interprétation du rôle. Elvira Soukop (la gitane Manja, qui prédit que Mariza tombera amoureuse d'un homme d'origine noble avant la fin du mois) est une chanteuse remarquée par sa sensualité qui se mêle harmonieusement au tempérament de feu du personnage. Les riches nuances, la densité arrondie et la sûreté de son chant qui introduit le récit suscitent des frissons. Chanteur et comédien, Wolfgang Gratschmaier (Tschekko) est vif et sympathique dans la figure du valet de Mariza. Son aisance scénique justifie la grande présence de son rôle. Chouchoute de la maison, la chanteuse et comédienne Helga Papouschek (la princesse Božena, tante de Tassilo) amuse les spectateurs par une caricature de la sévérité et des maniérismes d'une femme noble âgée, sans omettre, bien entendu, l'imitation de l'accent hongrois. Auprès d'elle, le comédien Georg Wacks (Penižek, valet de la princesse) se fait mime pour illustrer les ordres de la princesse qui lui dicte « Penižek, sois énervé ! », « Penižek, sois enjoué ! » à son gré. Quoique son dialogue modernisé et remodelé (citant les titres de pièces de théâtre) risque d’être gênant à la longue, il sait garder sa vivacité et son habileté, son humeur et son sang-froid.
La virtuosité du jeune violoniste roumain Cristian Ruscior (le gitan Primas) accompagne avec énergie et finesse les grands soli de Manja et Tassilo. À l'image de cette mise en scène, la direction musicale d'Alexander Joel souligne clairement à la fois la richesse et le caractère divertissant de la musique. Les nuances vives et les changements d'épisodes sont mis en valeur par des éclats et fondus, où les cordes assurent la douceur et les passions de l'amour caché grandissant entre Mariza et Tassilo. Les cuivres et les percussions se saisissent du flot des épisodes vifs et dansés, produisant une ambiance qui bascule subtilement entre la vision typique du glamour d'opérette et de music-hall, vers le rêve de la vieille Vienne. Les spectateurs sortent eux aussi de ce rêve, par des applaudissements enthousiastes et déçus que le spectacle soit terminé. Pour les consoler, l'ensemble de la distribution et le chef d'orchestre dansent sur la mélodie de l'ouverture pendant leur dernier salut.