Shirine en création à l'Opéra de Lyon : "aimance" entre Orient et Occident
L'intrigue, la musique et les voix de cet opéra marient chacune l'Orient et l'Occident, et c'est sur cette union des cultures qu'elles tentent de s'unir (d'une union passionnée, mais sans cesse contrariée par l'intensité même de cette passion et tout un univers contraire, à l'image des deux amants au cœur de ce mythe : Khosrow et Shirine).
Cette "épopée tragique fondatrice de la culture iranienne préislamique" écrite par Nizami (contemporain de Chrétien de Troyes) se trame déjà en soi comme un carrefour d'influences Orientales et Occidentales (universelles surtout) : une histoire de Roméo et Juliette qui rencontrerait le mythe d'Œdipe, en rappelant le tragique de l'amour courtois, le tout ici entre soprano et ténor (dans la grande tradition de l'opéra). L'histoire s'inscrit ainsi dans cette veine millénaire des contes où l'amour et le pouvoir sont en vases communicants : chaque personnage devant renoncer au pouvoir pour l'amour, ou réciproquement : choisir l'empire ou l'empire des sens, jusqu'à la fin tragique ("roi déchu et amant déçu" résume le texte).
Khosrow et Shirine se désirent à distance, par portraits envoyés et par rêves interposés, d'un amour si fort qu'il en devient violence lorsqu'ils sont enfin réunis. Khosrow reproche à Shirine l'amour qu'il lui porte et qui lui a fait perdre son Royaume, elle lui rétorque qu'il a été puni pour avoir crevé les yeux de son propre père. Cette première étreinte serait une scène de ménage inaugurale si ce duo-duel n'était aussi intense, elle est surtout une variation sur le mythe d'Œdipe, référence qui crèvera les yeux à la fin de l'ouvrage (Khosrow et Shirine se seront entre-temps séparés, auront aimé puis perdu quelqu'un d'autre, pour se retrouver, au grand dam du fils qu'a eu Khosrow et qui finit par tuer son père pour épouser Shirine, celle-ci fait alors mine d'accepter et prétexte un dernier adieu à Khosrow pour aller se suicider auprès de lui). Le texte (en accord avec la musique) illustre ces passions amoureuses et violentes, répétant régulièrement des déclarations d'amour ici nommé "aimance" comme pour mieux rimer avec errance, violence, puis délivrance.
La musique épouse avec puissance cette union passionnelle, ainsi que celle entre Orient et Occident, à commencer par la fosse d'orchestre qui abrite la rencontre entre les instruments de l'opéra occidental et ceux des pays de ces personnages. Ces instruments-ci ne sont pas du tout utilisés pour donner une "couleur locale" : ils dialoguent et épousent pleinement les sonorités des instruments de l'orchestre symphonique et tous se mettent ainsi au service de l'esthétique musicale caractéristique de Thierry Escaich. Percussions, cordes pincées (qanûn) et vents (flûte belul et duduk) s'appuient sur les cordes graves de l'orchestre et s'élèvent en écho avec les vents, puis les rôles s'échangent et l'Orient soutient l'Occident. Le chef Franck Ollu célèbre cette union par une direction simple et claire soutenant le caractère alerte de chaque pupitre.
Retrouvez notre interview de Thierry Escaich au sujet de Shirine, son 2ème opéra joué en 3ème
Les deux amants tragiques incarnent eux aussi, à eux seuls et dans leur union, l'Occident et l'Orient, par leurs costumes (signés Wojciech Dziedzic) et par leurs voix. Jeanne Gérard en veste-pantalon puis robe de même couleur fuchsia déploie de longues vocalises à la souplesse orientale mais avec l'agilité et le soutien de sa technique lyrique. La soprano assoit d'abord son autorité et sa voix par le grave, mais rayonne ensuite d'intenses aigus colorés après le départ de Khosrow, conservant son énergie pour revivre le même parcours dramatique et vocal (l'amour puis la perte d'un autre amant, de passage) avant l'union finale des corps et des voix.
Julien Behr offre à ce Roi des Rois tout le lyrisme de son ténor d'opéra, montant vers les sommets avec sa projection rythmée et intense, solaire -comme il définit son Royaume- et d'un timbre de métal (mais obtenu notamment par une articulation mesurée voire limitée). Son ancrage dans l'Occident qui regarde vers l'Orient est aussi celui de son costume d'homme politique avec écharpe colorée et de militaire avec ses médailles.
La première union de ces amants légendaires est sublimée par un grand épisode de ballet (qui serait voué à être repris à part entière au concert ou dans une maison de danse). La musique y exprime la plénitude de ses rythmes obstinés ponctués d'accents en coups de poignard (non sans rappeler le Sacre du Printemps). Deux danseurs (Rosanne Briens et Lazare Huet, chorégraphiés par Hervé Chaussard), en clones des deux amants, dansent avec eux puis ensemble dans des duos envoûtants mariant les inspirations des quatre points cardinaux mais aussi tradition et modernité.
Jean-Sébastien Bou est toujours aussi investi dans son personnage, ici de fourbe servant (Chapour), accomplissant les basses œuvres de son maître Khosrow (pour finalement le trahir en aidant au parricide, dans un retournement de dernière minute en contradiction avec le texte, non préparé et qui ne lui apporte rien). Le baryton manque des graves profonds exigés mais le reste de son ambitus transperce son timbre de velours par l'impact de ses accents. Il retrouve l'homogénéité de son plein placement vocal dans la grande aisance éloquente du parlé-chanté (cet opéra étant parsemé de quelques passages parlés, parlés-chantés, parfois en langue originale). Il en devient éloquent au point de convaincre Farhâd le sculpteur que Shirine est morte, mensonge entraînant la mort de cet amant et rival. Florent Karrer, hirsute, surgit sur l'immense rocher à tête de cheval qu'il sculpte (l'ensemble devant représenter la montagne de Bisoutoun, dont les bas-reliefs sculptés à même le roc célèbrent les conquêtes de Darius Ier et surplombent la route entre Bagdad et Téhéran, comme le rappelle le livre-programme toujours aussi riche à l'Opéra de Lyon). Le baryton se sert aussi pleinement de ce promontoire pour projeter une voix de roche aux phrasés sculptés. Le duo-duel entre Khosrow et Farhâd (qui n'est pas sans rappeler Don José contre Escamillo) est l'occasion d'un échange d'altitudes : Julien Behr commençant dans le grave au pied du rocher avant d'y monter (et la voix avec) tandis que Florent Karrer redescend sans tomber de son piédestal vocal, et vers ses graves creusés.
La tante de Shirine (souveraine de l'Arménie) Chamira échoit à Majdouline Zerari, très impliquée dans le phrasé et les intonations du texte et de la musique mais au timbre et à la projection voilés (ce qu'elle combat parfois avec un large vibrato mais l'entraînant vers les extrémités de l'ambitus qui font défaut).
Stephen Mills incarne le fils, Chiroya, jouant le jeu de son rôle en habits d'enfant alors que même la tête inclinée il est toujours parmi les plus grands du plateau. Sa voix très pincée et son accent amoindrissent sa soif de vengeance, ni inquiétante ni apitoyante.
Enfin, et du début à la fin (assumant prologue, épilogue et moments de contes), les deux narrateurs offrent eux aussi un dialogue des contrastes et des opposés : entre Nakissâ et Bârbad (contre-ténor et baryton). Théophile Alexandre assume la première intervention soliste de l'opus d'une voix intensément projetée et vibrée. Laurent Alvaro lui répond d'une voix rendue encore plus ample par son vibrato, menant de graves profonds à un médium de chaux.
La mise en scène (du Directeur maison Richard Brunel) s'ouvre sur l'image très puissante de femmes aux bouches cousues, qui enlèvent les fils de leurs lèvres (à l'image des luttes pour leur émancipation et du parcours de la libre Shirine) mais, paradoxalement, ces femmes et le reste du chœur se mettent ensuite en retrait en raison de la mise en scène plutôt épurée (les choristes chantent d'abord bouches fermées mais montrent ensuite la qualité de leur articulation, intelligible même sans être visibles). Le décor (d'Étienne Pluss) est simplement constitué de petites dunes terreuses aux pieds de hauts murs gris et c'est le plateau central qui, en tournant, illustre les voyages à travers les lieux et les temps (très nombreux dans cette histoire que le librettiste a dû condenser au risque de perdre le fil de l'intrigue et de paradoxalement rendre certains épisodes plus longs et délayés, avec des formules répétées). Ce plateau tournant supporte quatre murs modulables qui forment tantôt une grande paroi ajourée, tantôt de petites chambres en angle droit, servant de puissants supports acoustiques pour les voix et permettant là aussi l'union entre Orient et Occident : sur les murs sont projetées en dialogues des photographies des protagonistes et des enluminures séculaires.
Les spectateurs applaudissent longuement et chaleureusement tous les artistes créateurs de cet opéra, et dès la lumière rallumée se lancent dans des échanges, discussions, interrogations et enthousiasmes montrant, par-dessus tout, leur envie de continuer d'explorer ces mythes et d'en parler, accomplissant en cela ce que les artistes nous invitent à faire dans l'épilogue : devenir à notre tour les conteurs de ces amants immortels.