Jenůfa entre crime et repentir au Grand Théâtre de Genève
Un immense toit de bois triangulaire posé sur des marches qui n’en finissent pas et que les personnages, à bout de leurs souffrances, peinent à gravir : voilà la scène de cette Jenůfa au Grand Théâtre de Genève – une scène prosaïque où frappent, presque visibles à l’œil nu, les passions sauvages, le désespoir amoureux et surtout, l’infanticide de la Sacristine, laquelle se hisse sur ces marches infinies pour s’en aller, péniblement, jeter l’enfant de Jenůfa dans le lac.
Le public se retrouve emporté dans ce récit déchirant de crime, d’amour et de pardon, qu’il salue d’applaudissements enthousiastes à la fin. La musique de Janáček est transportée par l’Orchestre de la Suisse Romande et la baguette de Tomáš Hanus : elle vibre d’une énergie redoutable et poursuit le récit à un rythme effréné, notamment par la tension qui l’anime – tension présente même dans les passages plus mélancoliques, transmis au public avec une grande délicatesse. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, est caractérisé de la même façon par sa vivacité, dans le premier acte en particulier où il éclate joyeusement dans l’harmonie de couleurs chaleureuses, envahissant l’espace scénique de ses notes festives.
Le rôle de Laca Klemeň revient à Daniel Brenna, qui touche d’abord par l’aisance avec laquelle il projette sa voix d'une puissance inaltérable, sans faillir du premier au dernier acte. Le timbre, clair, permet de percevoir aisément les variations de la langue tchèque et l’amplitude du chant permet de transmettre de façon frappante la rage et la jalousie du personnage dans le premier acte. Tout est dit dans la voix, dotée par ailleurs d’une belle tenue, et faisant regretter un jeu plus fade que celui des autres personnages, dans les actes suivants.
À l’inverse, Ladislav Elgr, dans le rôle de Števa Buryja, présente un chant plus resserré, parfois ponctué de graves rugueux, mais perçant par à-coups, porté avec vigueur et tendu par un jeu particulièrement tonique, interprétant sans vergogne la négligence et la lâcheté du personnage, dans son ivrognerie et sa débauche comme face aux conséquences de ses actes.
Carole Wilson campe Grand-mère Buryjovka se pliant en quatre pour son petit-fils, Števa, à la fois plaisante envers ceux qu’elle aime, mais acerbe, piquante, méchante envers les autres. Elle projette une voix profonde de mezzo-soprano truffé de nuances variées, riches et appuyée de beaux graves qui viennent souligner la profondeur du timbre.
Michael Kraus, le Contremaître du moulin, emprunte un jeu similaire à celui de la Grand-mère, plongeant à la fois dans le rire et l’amertume, tout cela porté par un baryton profond, aisé et doté d’une tenue souple et maîtrisée (d’autant plus que, comme la Grand-mère Buryja et la Sacristine, il fume sur scène).
Michael Mofidian est un Maire plutôt aimable et insouciant. Le chant est doux, le grave est doté d’une belle clarté. Quant à l’épouse du maire, elle est interprétée par Céline Kot qui présente un mezzo appliqué et efficace.
Karolka devait être interprétée par Eugénie Joneau mais, celle-ci étant malade, le rôle revient à Séraphine Cotrez. Sa Karolka est joyeuse et bondissante, piquante avec Števa et pleine d’attentions pour Jenůfa. La voix suit le jeu, elle-même pétillante, pour un timbre solaire et un chant porté avec précision.
De même que pour Eugénie Joneau, Borbala Szuromi ne peut chanter le rôle de Jano, néanmoins, elle le mime sur scène tandis que Clara Guillon assure, par une voix nuancée au timbre chaleureux, le chant. Varduhi Khachatryan, également souffrante, est remplacée par Mi-Young Kim, précise et prévenante dans l’interprétation de ses deux personnages (Tetka et une servante). Enfin, Barena, la servante du moulin, revient à Mayako Ito, qui joue d’un soprano vibrant et stellaire.
Evelyn Herlitzius impressionne dans le rôle de la Sacristine Kostelnička Buryjovka, par son chant comme par son engagement théâtral. La voix est puissante, chargée d’une violence lui arrachant des graves parfois trop essoufflés, mais déchirants. Son soprano dramatique envahit toute la scène et étreint le public par ses exclamations tragiques, dans une énergie qui n’en démord pas, énergie qu’elle déploie dans un jeu quasi-possédé, alternant entre la fierté, l’épuisement et le chagrin, démontrant avec un acharnement presque dostoïevskien la palette des tourments du personnage avant et après son crime.
Enfin, Jenůfa est interprétée par Corinne Winters, ici dans sa prise de rôle. Le premier acte la fait paraître comme une jeune fille simple et naïve, quoique déjà solitaire, isolée des autres par la mise en scène, bien que tentant sans succès de s’intégrer au chœur festif – une solitude soulignée plus encore dans les deux autres actes, jusqu’à son union avec Laca. Elle est dépeinte par un soprano ample, au timbre plutôt sombre et paré de teintes hivernales, de nuances qui dépeignent avec émotion les souffrances de Jenůfa. La souplesse est également de mise et le chant se déploie, appliqué, sans accroc, armé d’une prononciation claire et nette de la langue tchèque. Une belle douceur est également à noter, touchant d’autant plus le public, qui l’acclame avec enthousiasme à la fin du spectacle.
Plus que le couple de Števa et Jenůfa, plus que le couple de Laca et Jenůfa, c’est bien le duo de Jenůfa et de sa belle-mère, la Sacristine, qui est mis en avant dans cette mise en scène, par l’évidence de la confiance que lui porte Jenůfa et l’amour que lui porte la Sacristine, alors même que par peur de sa propre honte, la vieille femme sacrifie l’enfant : une force de relation soulignée par Jenůfa déposant symboliquement la terre sur le corps du nourrisson et la tendant à sa belle-mère pour qu’ensemble, elles enterrent le petit, démontrant ainsi son pardon, sa compassion et son affection intacte.
Et c’est sur la découverte du véritable amour, celui qui a grandi à travers les épreuves et les souffrances, que s’unissent Laca et Jenůfa, quoique dira le monde, et que s’achève enfin l’opéra alors qu’apparait sur les marches, dans un linceul blanc, un petit enfant qui vient rejoindre sa mère, image du bonheur à venir.