Tristan et Isolde par Bieito à Vienne : rêve sensuel, monde aqueux
Calixto Bieito met Tristan et Isolde sous (le signe de) l'eau, au sens littéral. L'omniprésence scénique de cette eau représente la fluidité, l'éphémère, les profondeurs de l'intériorité (l’être, “sous-l’eau” dans les termes du metteur en scène qu'il souligne à plusieurs reprises lors de son entretien avec le dramaturge maison Nikolaus Stenitzer). Plutôt que le drame, Calixto Bieito choisit ainsi le poème musical pour sa métaphysique et en même temps le fond solide d’interprétation (la psyché des amants comme un “poème de rêve”). Les décors de Rebecca Ringst transforment la scène en cadre épuré et nébuleux, où l’eau règne dans les espaces sombres et l'éclairage de Michael Bauer : tantôt fantomatique, tantôt blême et cruel.
La scène est presque vide, avec quelques carrés mis en relief comme de petites îles entourées d'eau (qui se reflète sur les murs). Des balançoires (avec des enfants qui bientôt s'en vont) représentent l'état transitoire du monde, avant d'être remplacées par deux maisons également suspendues du plafond, représentant l'amour conjugal et familial impossible de Tristan et Isolde. Les amants déchirent (métaphoriquement, mais aussi littéralement) les murs qui les séparent jusqu'à ce que les deux maisons se heurtent et qu'ils puissent enfin se retrouver, au sol. Le rêve de la fusion éternelle est ainsi littéralement illustré par un choc brutal déchirant les cloisons, avant le paysage ténébreux et toujours épuré du dernier acte (des corps nus hantant l'espace scénique comme des fantômes flottant dans le purgatoire). L'amour est ainsi une série d'explosions et de frustrations presqu'animales, et Isolde, loin de suivre Tristan dans le « pays où la lumière du soleil ne rayonne pas », laisse son amant (qui vient de trancher les veines) et refuse de partager cette extase suicidaire.
Andreas Schager incarne Tristan avec son héroïsme d'exception habituel. Le timbre équilibré et chaleureux renforce aisément la puissance et les nuances expressives. Les montées, les acmés et les modulations sont toutes mises au service du chant avec naturel et conviction. La richesse et la précision se conservent même lorsqu'il est étendu au sol, et même lorsqu'il se roule par terre à moitié dans l'eau. L'unité demeure solide et dramatique de bout en bout, jusqu'à l'abîme avec le laisser-aller d'une énergie enflammée et débordante.
Martina Serafin incarne une Isolde très humaine, femme élégante de la bonne société mais sachant verser dans le désarroi de l'héroïne romantique. Ses passions sont portées par la chaleur de son tempérament, dans le jeu comme dans le chant. Le timbre dense est parfois volontairement orné de côtés perçants, métalliques, clairs, imposants, et même foudroyants (dans une intéressante complémentarité ou concurrence avec sa couleur cristalline et le timbre chaleureux de Tristan). Les amants entrent parfois en concurrence vocale (suivant la vision de Calixto Bieito à rebours du mythe initial : celle d'une Isolde dominante sur un Tristan déjà brisé), mais retrouvent bientôt leurs unions de tempéraments et de timbres.
Relégué dans la mise en scène au rôle de bon mari, beau et bien habillé, le roi Marke parvient cependant à montrer l'élégance du timbre velouté et la couleur -relativement- sombre de René Pape. Ses nuances fines et réfléchies veulent puiser avec densité dans la plainte du roi trahi mais manquent d'engagement au vu de la marginalisation du personnage (ici allégorie de la vie banale et du monde réel).
Iain Paterson est un sympathique et solide Kurwenal, modeste et raisonnable scéniquement (mais dépassant aisément le simple statut de serviteur) et vocalement. La régularité du timbre, à la densité veloutée à peu près aussi sombre que celui de René Pape, s'impose par son équilibre, produisant un chant expressif qui maintient dans le même temps son côté terre-à-terre.
Dans le contexte de cette mise en scène, Ekaterina Gubanova (Brangäne) passe d'une servante fidèle à une gardienne entre deux mondes : le réel et le rêve, les paysages extérieur et intérieur. Maintenant fermement sa présence scénique, son timbre velouté doté d'un léger caractère métallique sous-tend l'intensité de la voix, dans des montées convaincues et dignes qui ne perdent jamais en puissance. Sa mise en garde traverse la salle entière avec transparence, raffinement et richesse de nuances : un appel de l'au-delà qui recèle ses propres mystères.
La distribution principale est soutenue solidement par les rôles secondaires qui parviennent à s'exprimer malgré la brièveté de leurs présences scéniques. Clemens Unterreiner offre à Melot son timbre ferme et éclatant, avec de nettes articulations. Sa conviction et son énergie sont d'autant plus précieuses que ce rôle déjà marginal dans le texte originel l'est encore plus dans cette mise en scène. Daniel Jenz déploie le chant rêveur du berger avec son timbre transparent et régulier, sachant tout autant imposer la densité de ses appuis. Martin Häßler (le timonier) et Josh Lovell (le marin) livrent des chants rappelant l'Océan mythique du Vaisseau fantôme.
La direction musicale de Philippe Jordan déploie de manière organique la richesse des textures et des nuances dynamiques, avec des fondus intenses. Les cordes, denses et riches mais sans occuper le premier plan, se renforcent mutuellement et avec la résonance fière et résolue des cuivres. Ces derniers deviennent ainsi presque épine dorsale, et parfois moteur, pour les cascades des bois, perçantes et prémonitoires. En de rares occasions, la brillance sonore de la fosse triomphe sur le soutien des chanteurs, avec un flot imposant (un peu précipité) mais conservant pourtant la finesse au cœur de la direction.
Le public accueille le spectacle avec enthousiasme, une réaction diamétralement opposée aux huées destinées à la production à l'issue de la première (et même pour la répétition générale très mal accueillie).