Grandeur (malgré Covid) et décadence de la ville de Mahagonny à Parme
Parme prolonge encore les festivités marquant sa sélection comme capitale italienne de culture en 2020, prolongée en 2021, avec cette nouvelle production
au Teatro Regio (diffusée en OperaVision). Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, opéra rarement programmé du binôme Kurt Weill - Bertolt Brecht s'annonçait ainsi comme un événement important, sauvé par l'institution avec de prompts remplacements de solistes (en raison de cas positifs au COVID-19).
Henning Brockhaus situe dans la seconde moitié du XXe siècle à l'Ouest des États-Unis sa lecture de cette œuvre créée en 1930 et fameuse pour l'Alabama Song. Sa mise en scène est classique et explicite, affichant les symboles de l'idéologie capitaliste sur tout l'espace scénique où l'hédonisme et le dollar font loi. La ville de "Mahagonny", utopie bourgeoise ainsi que l'affirme le metteur en scène, est ici réduite à un salon avec des palmiers et un pont transformé en cabaret avec danseuses dénudées, devant un fond rouge. Toutes les grandes enseignes de la vie matérialiste (luxure, argent, affiches publicitaires, alcool, cigares) s'alignent avec des slogans libertariens ("Il est défendu de…" devient "Tout est permis"). Le chœur représentant le peuple mahagonnien est parfois présent comme accessoire de décor, les têtes dans les murs ou bien enveloppées de haillons : incarnant la main d'œuvre exploitée et pauvre.
Dans un geste vers la tradition brechtienne de percer le "quatrième mur", les chanteurs & danseurs utilisent l'espace public (parterre et plateau de l'autre côté de la fosse) mais l'interaction avec l'auditoire s'opère d'une manière indirecte par un narrateur italien au mégaphone (Filippo Lanzi). Ce spectacle se complète aussi dans une tradition tout autre, celle d'œuvre d'art totale, des projections vidéos durant les interludes (représentant la trajectoire d'un ouragan mais aussi des images moins cohérentes de trafic automobile) complétant la scénographie et se complétant avec le chant, les dialogues parlés, et la danse.
Parmi les fondateurs de la ville, Alisa Kolosova incarne Leokadja Begbick avec son vaste et résonnant appareil vocal. Son mezzo étoffé se projette au loin, avec un vibrato maîtrisé et décoré par l'ondoiement de son émission sonore. Sa musicalité trouve la juste expression d'un phrasé habilement modelé. La prononciation chantée est travaillée, bien que l'allemand parlé ne soit pas naturel.
Zoltan Nagy exploite dans le rôle de Moses toute l'étendue de sa tessiture. Il arbore une ligne ample et noircie, mais qui se heurte à des limites aux deux limites de la gamme. Son assise est nourrie mais s'amenuise en descendant vers les profondeurs, peu présentes, tandis que le rayonnement sonore dans les aigus diminue en s'élevant sur l'échelle mélodique.
Matthias Koziorowski remplace Chris Merritt dans le rôle de Fatty. Son allemand s'avère éloquent et finement articulé, notamment dans les dialogues parlés. Le chant est solide, puissant et juste, enjoué dans les airs dansants. Il s'appuie sur sa poitrine dont l'émission est généralement droite, mais glisse vers un vibrato démesuré lorsque le volume monte.
Nadja Mchantaf chante Jenny (à la place d'Anne-Marie Kremer), un rôle qu'elle a déjà incarné au Komische Oper de Berlin dont elle fait partie de la troupe. Elle allie un jeu d'acteur persuasif (incluant les danses et une prosodie assez soignée) avec sa partie vocale exigeante. Sa voix de soprano est légère mais d'un timbre clair-obscur, déployée principalement dans les hautes sphères de sa tessiture : la ligne vibre dans les cimes, plus ou moins intensément (se fragilisant dans les suraigus revêches et perçants). Les parties plus douces et lentes sont en revanche mélodieuses et élégamment phrasées.
Jim Mahoney est interprété par Tobias Hächler. Son ténor radieux est teinté de tonalités dramatiques. La voix poitrinée est bien projetée et musclée, tout comme la voix de tête, solide et précise (bien qu'elle atteigne ses limites dans les aigus). Il tisse des lignes nourries et puissantes, avec une émission sous contrôle, le tout en bonne entente avec l'orchestre et sa collègue Jenny, unissant leurs phrases tendrement pétries.
Mathias Frey incarne les rôles de Jack (et Toby à la place de Christopher Lemmings), bûcherons d'Alaska. Il présente une voix juvénile et solaire, techniquement souple et aux couleurs lyriques, mais quelque peu restreinte dans les cimes. Jerzy Butryn est Joe le vieux Loup d'Alaska, au timbre étoffé et profond, moyennement élastique vocalement mais passablement convaincu, penchant vers le grotesque et le comique. Simon Schnorr (Bill) exploite au mieux son registre médian, manquant d'appui dans les graves et retenu dans sa projection, vacillante et sinueuse.
Christopher Franklin dirige l'orchestre régional Arturo Toscanini avec assurance, brossant musicalement l'atmosphère mahagonnienne polychrome, tant festive, dansante et jazzy que dramatique, mais toujours colorée d'ironie. Le chœur de la maison prend une place majeure dans cette tragi-comédie brechtienne ("opéra épique" selon l'auteur), mais sa performance souffre d'inégalités. Les formations chambristes (réduites) abondent de clarté et de couleurs, mais généralement moins audibles et couvertes par l'orchestre. La prononciation n'est pas toujours éloquente et intelligible derrière les masques, mais l'articulation du texte est travaillée et en cohésion avec la cadence rapide imposée par le chef.
À l'issue du spectacle, le public acclame longtemps les artistes, notamment le chef et les solistes dans les rôles principaux.