Ariane à Naxos, de Salzbourg et Vienne à La Scala de Milan
Dominique Meyer, ancien Directeur du Staatsoper de Vienne et désormais de La Scala, propose donc à Milan une autre production d’Ariane à Naxos seulement trois ans après l’inauguration d’un spectacle fait maison confié au metteur en scène Frederic Wake-Walker et dans lequel le prédécesseur de Meyer, l'autrichien Alexander Pereira, jouait le rôle parlé du Majordome (Alexander Pereira était toutefois Directeur du Festival de Salzbourg lorsque fut créée la mise en scène de Sven-Eric Bechtolf).
La reprise (réalisée par Karin Voykowitsch) diffère légèrement de l'original Salzbourgeois et Viennois mais conserve notamment ce mélange postmoderne des éléments visuels (décors et costumes), en particulier avec les pianos à queue démantelés en guise de rochers. Un large espace scénique départage globalement les mondes entre l'arrière et l'avant-scène (à commencer par le salon viennois aristocratique et les coulisses du théâtre) mais cette largeur spatiale, pleinement utilisée et indispensable au vu du nombre d'acteurs et de leur importance dans le récit, ne rend pas justice aux nombreuses scènes d’intimité. De même, la mise en abyme est mise en avant visuellement et par le jeu, mais aux dépens de la verve comique portée par la troupe de la Commedia dell'arte (dans cette œuvre qui s’inspire pourtant du Bourgeois Gentilhomme). Quelques gestes comiques (tels ceux entre Ariane et le chef d'orchestre) ne suscitent pas les rires du public.
La Primadonna/Ariane est interprétée par la soprano bulgare Krassimira Stoyanova. Sa voix sombre, charnue et dramatique se déploie avec souveraineté dans les aigus, parfois perçants au bout de sa gamme. Les graves s'appuient sur une assise nourrie et stable, lui permettant finesses dynamiques et nuances. Sa longue partie éprouvante la trouve en belle santé vocale, manifestant une palette d’émotions remarquées, notamment pour son duo d'amour avec Bacchus.
Sophie Koch s’illustre une nouvelle fois dans un rôle straussien en pantalon, celui du Compositeur (comme elle s’est illustrée sur les scènes internationales avec celui d’Octavian dans Le Chevalier à la rose). Son allemand net et éloquent dévoile un appareil vocal articulé, solide et puissant. La ligne est vibrante dans les passages intenses, mais les suraigus deviennent quelque peu acides et glissants. Sa prestation reste néanmoins riche et polychrome sur le plan expressif, insufflant beaucoup de tendresse dans son duo lyrique avec Zerbinette.
Le Heldentenor Stephen Gould, à la grande voix vigoureuse wagnérienne, offre toute sa conviction et beaucoup d’inégalités au personnage de Bacchus. Son entrée sur scène est émaillée de décalages rythmiques avec la fosse, de cimes poussives et (presque) en-dehors de sa tessiture, avec des soucis d'émission et un dosage souvent inadéquat. Malgré un phrasé manquant de finesse, il parvient à retrouver son énergie par la suite, s’appuyant sur une prononciation de l'allemand sans faille, et en déployant son timbre solaire à pleins poumons, emplissant ainsi la salle jusqu'aux derniers rangs.
Erin Morley est une Zerbinette à la sonorité claire et légère, arborant sa souplesse avec facilité dans les exploits virtuoses de sa gamme vocale. Son émission vibrée tout au long de la soirée nuit toutefois à la clarté de sa ligne et du texte, celui-ci étant parfois voilé par son propre volume et la masse sonore de l'orchestre. L'expression est suave dans les parties douces et piano, contrairement à l'autre extrémité de la palette dynamique qui est moins lisse. Après quelques vocalises un peu vagues, elle récupère tout le contrôle et l’appréciation de l'auditoire par son feu vocal déployé en fin de soirée.
Le Maître de musique (Markus Werba) se présente par un jeu d'acteur appliqué et pertinent (avec un allemand soigné et nettement articulé), et par son baryton aux teintes lumineuses. Il manie élégamment et sans peine la phrase vocale, appuyée sur une sonorité nourrie, légèrement vibrante mais solidement élastique. En Maître de danse, Norbert Ernst lui répond par un ténor clair, articulant bien ses mots et ses notes mais peinant à se démarquer de l'orchestre ou de ses collègues sur scène. L'intonation est plutôt solide, mais peut vaciller entre le chanté et le parlé.
Samuel Hasselhorn chante Harlequin d’une voix sombre et robuste, convaincu musicalement mais plutôt sérieux que comique dans son jeu sur scène. Le ténor Jinxu Xiahou présente en Scaramouche une ligne radiante mais limitée dans les aigus, à la différence des graves de la basse charnue et autoritaire de Jongmin Park en Truffaldin, très assuré dans son rôle. Pavel Kolgatin (Brighella) est un ténor au timbre lumineux et suave, proposant un phrasé satiné et mélodieux.
Parmi les trois nymphes, la Naïade de Caterina Sala est une soprano veloutée et souple, quoique ses aigus soient parfois forcés et revêches, la Dryade de la mezzo Rachel Frenkel établit une harmonieuse contrepartie avec ses graves appuyés et arrondis, alors que le large et solide ambitus d'Olga Bezsmertna en Écho relie ces deux lignes en un trio proportionné, mais sans grandes délicatesses musicales.
Parmi les chanteurs de l'Académie de La Scala, le public distingue le Laquais de Sung-Hwan Damien Park pour ses graves étoffés et puissants, Hyun-Seo Davide Park (Officier) avec son ténor svelte et éloquent, tandis que le baryton Paul Grant interprète le Perruquier avec son instrument radieux et sa prononciation loquace.
Le chef Michael Boder dirige l'Orchestre de la maison avec assurance, mais, malgré l’effectif réduit (jusqu’au quatuor) par rapport aux autres opéras straussiens, il ne parvient pas à faire ressortir la délicatesse et l'intimité sonore que proposent –et exigent– certaines scènes lyriques. La cohérence entre les sections est pourtant sans failles, la communication avec les solistes étant coordonnée et proportionnée, avec une projection toujours résonnante.
À l'issue du spectacle, le public applaudit les solistes mais l'accueil reste peu enthousiaste, malgré les efforts de toute l'équipe artistique.