Manon Lescaut à Monte-Carlo marque le retour d'Anna Netrebko
La mise en scène de Guy Montavon oriente le personnage de Manon Lescaut, vers l’incarnation d’un féminin narcissique et frivole plus qu’émancipé et désirant, dans le sillage du roman qui se veut davantage édifiant que moderne de l’abbé Prévost. Les décors d’Hank Irwin Kittel gravitent autour du portrait-mosaïque de la belle Manon, telle une personnalité fragmentée et dispersée. Les fêlures psychologiques de l’héroïne sont ainsi projetées et cristallisées sur les murs des différents lieux qui se succèdent lors des quatre actes de la partition.
Des murs striés de modules verticaux et lumineux suggèrent l’enfermement fatal : cage dorée, embarquement vers l’exil, séparation étanche entre les deux espaces occupés par Manon et Des Grieux, au moment du trépas. Le désert, mentionné dans le livret, renvoie à la solitude ressentie par Manon, dans un environnement devenu aride et ténébreux, alors que Des Grieux, au lieu de sombrer à ses pieds, est appelé, par une lumière sacrée, à quitter la scène et à transcender son humaine condition.
L’action est transposée dans notre 21e siècle (à en croire les costumes éclectiques et graphiques de Kristopher Kempf). Leur variété tient du défilé de mode, accompli par les chœurs et les figurants, savamment organisé par un Géronte rappelant Karl Lagerfeld. Le noir et le blanc dominent sa palette, qui se laisse regarder comme un jeu de domino grandeur nature.
Manon accomplit, quant à elle, un périple, passant d’étoffe en étoffe : habit de religieuse, vestale corsetée de plâtre, combinaison de détenue, etc. Elle se laisse, en femme-objet, emmailloter le buste par du film plastique, afin que son vieux géronte, plasticien, fasse sa sculpture, à l’aide de bandes de plâtre mouillé, directement sur le motif : à même le corps de la femme qu’il entretient (dans une scène inattendue). Guy Montavon, qui signe également les lumières, nimbe les différents tableaux de néons froids ou d’auréoles dorées, en écho aux changements de couleurs des murs, du mauve au rose, du rouge-bleu-vert au beige clair, enfin au noir et blanc de la scène finale.
Manon Lescaut est habitée de part en part par la soprano russe Anna Netrebko, en remplacement de Maria Agresta, souffrante. Elle assure, depuis l’ensemble de ses capacités vocales, la dimension directe, crue, réaliste et surtout pulsionnelle d’un personnage qui n’arrive pas à unifier en lui les aspirations matérielles et amoureuses. Les phrases caractéristiques de Puccini trouvent en elle un vaisseau amiral, capable de traverser les périples les plus périlleux et requérants qu’il confie aux prime donne d’exception. Les registres ont tous leur beauté propre, que la chanteuse unifie, grâce à son souffle, son maintien, son sens des dynamiques et sa capacité à pétrir le son, en accentuant la labiale « m », justement contenu dans le mot amour.
Le ténor azerbaïdjanais Yusif Eyvazov est le Chevalier Renato Des Grieux, altier, solide, puissant. Il n’est jamais aussi à l’aise que dans le drame, dans le recueillement ou encore la supplique, alors qu’il est capable, pour d’autres humeurs, de très larges et fiévreuses amplifications. Sa manière d’entrer dans le chant, tout d’un bloc, frontalement en regard de l’orchestre, parfois par à-coup, pour ensuite le chantourner, montre le potentiel technique et lyrique du chanteur. Ses duos avec Manon sont l’occasion d’observer combien ils se rejoignent intimement, même si Netrebko préfère, quant à elle, se poser doucement sur la matière orchestrale pour mieux y enrouler ses volutes.
Lescaut est incarné de manière saisissante par le baryton italien Claudio Sgura, au timbre aussi tranchant et profond que son corps est longiligne, corps dont il use très souplement. Cela a pour effet d’amortir le caractère invasif de son timbre (mille bombes, dit le livret), auprès de sa sœur, de pure tradition vériste.
La basse Alessandro Spina compose un Géronte étonnant, dans sa capacité à osciller de la force de l’âge, créative, à la vieillesse, répressive. Un instrument ductile, rare pour cette tessiture, au timbre noir-doré, à la patine lentement déposée, en fait un vieillard peu crédible physiquement, mais intraitable vocalement. Le ténor portugais Luis Gomes emprunte son jeu scénique pour Edmondo à la tradition bouffe, tandis que sa voix agile, au timbre clair, nasillé plus que nasillard, joue véritablement son rôle de starter du drame.
La mezzo-soprano italienne Loriana Castellano tient le rôle de Maître de Musique, trop bref tant son timbre ombré, à la couleur de nuage avant l’orage, apporte avec justesse, la distraction surannée offerte par Géronte à sa belle, toujours au bord de l’ennui : un madrigal, taquinant quelques muses. Luca Vianello campe l'Aubergiste à l’aise dans ses murs, son corps et sa voix, déclamée avec droiture depuis un timbre légèrement torréfié, tandis que Rémy Mathieu, ténor niçois, ancien membre des Petits Chanteurs de Monaco, est tour à tour Maître de ballet et Allumeur de réverbères, rôles qu’il accomplit avec délicatesse aérienne, ainsi qu’avec une parcimonie bienvenue dans l’usage du vibrato.
La direction musicale de Pinchas Steinberg est d’une même juvénilité éternelle. Il entraîne la phalange qui répond comme un seul homme à la conception particulièrement énergique et enthousiaste, flamboyante et inquiète, de la partie instrumentale. Elle suit les chanteurs pas à pas, au cours de doublures caractéristiques, comme elle peut en ponctuer ailleurs les inflexions par des textures fines de solistes. La harpe est particulièrement remarquée, par la chair et la résonnance qui en émane, alors que cet instrument est souvent appréhendé de manière éthérée et diaphane, mais tous les pupitres intègrent l’orchestre opulent de Puccini. Les chœurs, excellemment préparés comme à l'habitude par le chef de chœur Stefano Visconti sont intégrés de manière fluide à l’intrigue et déploient leurs solides aptitudes à produire ces longues vagues, cette houle, du pianissimo au fortissimo, caractéristique de l’écriture émotionnelle propre au compositeur.
Les saluts, qui se font sous le drapeau de l’Ukraine (par un bandeau coloré, à l’emplacement des surtitres), réservent à l’équipe artistique, un enthousiasme, aussi perceptible en salle qu’en scène, pour un spectacle associant la beauté à la liberté.