Jenufa revient dans l’Opéra désormais national de Toulouse
Initialement présentée en 2004 pour la réouverture du Théâtre du Capitole, puis annulée en 2020 par la crise sanitaire (notre article Requiem), cette production de Nicolas Joël (metteur en scène, Directeur des lieux entre 1990 et 2009 puis de l'Opéra de Paris jusqu’en 2014) entraîne le drame et le public dans une atmosphère sombre et prenante, soutenant la tension en permanence et jusqu’à la dernière note de la partition. Le public ressent visiblement l’alliance de ce livret, de cette partition et de cette production comme un ascenseur émotionnel, passant de l’oppression à la fureur mais aussi de la tendresse à des joies plus furtives ou même de festives et enjouées chorégraphies villageoises.
L’imposant décor d’Ezio Frigerio représente visuellement l’oppression que ressentent les personnages dans le livret (“le destin broie les êtres comme la meule écrase le grain”) avec la lourde roue d’un moulin venant se poser sur une plateforme de pierre. Les sombres costumes conçus par Franca Squarciapino annoncent le destin tragique (particulièrement pour la Sacristine toute de noir vêtue), tandis que les lumières de Vinicio Cheli accompagnent les moments de la journée et soulignent les passages phares et dramatiques. Le drame s’achève néanmoins sur une note miraculeuse, la Sacristine s’élevant vers les Cieux comme pour se confesser et expier son acte terrible.
Marie-Adeline Henry est acclamée dans le rôle-titre, pour son interprétation mélangeant douceur infinie et caractère de feu. L’impressionnante énergie vocale de la chanteuse passe la fosse et couvre le plateau avec une solidité généreuse et colorée. La coupable puis pardonnée Sacristine lui rend la pareille dans l’intensité dramatique de Catherine Hunold : son jeu d’abord volontairement glacé (presque indifférente face aux espoirs qui l’entourent) culmine dans une scène de démence après avoir noyé le bébé, comme si les cris de celui-ci retentissaient dans les cris de désespoirs de la soprano dramatique. Sa voix sinon ronde et corsée déclame des aigus frappants et bruts, ainsi qu’un grave assuré.
Le ténor Mario Rojas incarne le virevoltant Števa Buryja, affirmant sa voix sur toute la tessiture et au service des ensembles. Le jeu constamment investi est complété par ce chant assumé et projeté, aux médiums harmonieux (en revanche, les aigus métalliques manquent parfois d’ouverture).
Son rival ténor (finalement vainqueur dans l’histoire) Marius Brenciu s’empare du rôle de Laca Klemen avec de bonnes intentions scéniques mais malheureusement une réserve vocale due à un net manque de projection. L’inégalité de la tessiture se remarque aussi entre ses médiums-graves homogènes et des aigus restreints, parfois stridents.
La mezzo-soprano Cécile Galois incarne la grand-mère Buryjovka avec une fermeté scénique adaptée au rôle. Le timbre mordant, cuivré et vibrant se détache en lignes colorées et chatoyantes.
Le Contremaitre et le Maire sont campés par le baryton Jérôme Boutillier au timbre ténébreux et audacieux. De sa gestuelle énergique et élancée, il sait se montrer polyvalent et convaincu. La Femme du Maire est incarnée avec grande dignité et chantée avec clarté et justesse par Mireille Delunsch. La mezzo-soprano Victoire Bunel incarne Karolka avec un caractère malicieux ainsi qu’une voix légère et perçante.
Svetlana Lifar est une bergère affirmée aux accents graves, soutenus et bien ancrés. La soprano Sara Gouzy interprète Jano de son timbre frais et juvénile, d’une texture pure et entraînante. Elle se montre notamment complice avec sa partenaire de scène, la mezzo-soprano Éléonore Pancrazi qui offre au rôle de Barena un jeu présent et séduisant, notamment dans les magnifiques danses du mariage où sa voix chaleureuse et boisée s’accorde avec l’ensemble.
Le chef d’orchestre Florian Krumpöck sollicite et obtient des musiciens de l’Orchestre national du Capitole la musicalité détonante de cette partition, allant des doux piani jusqu’à des crescendi sonores. Le Chœur du Capitole dynamise les épisodes par un effet scénique et vocal massivement percutant. Leurs interventions demeurent captivantes et variées.
Revenant doucement à la réalité, l’auditoire fort ému acclame les artistes, la production et l'œuvre.