Avant-Scène Opéra sur Guercœur d’Albéric Magnard
Créé enfin en entier (après des actes séparés) sur la scène de l’Opéra de Paris le 23 avril 1931, bien après le décès du compositeur, Guercœur, tragédie lyrique en trois actes, paroles et musique d’Albéric Magnard, n’a jamais été repris depuis lors sur une scène lyrique française. Œuvre totale et singulière, Guercœur s’appuie sur un sujet curieux et assez neuf, mettant en scène l’angoissant problème de la survivance et oppose, en un dramatique contraste, les félicités célestes du renoncement et la souffrance d’ici-bas...
Guercœur tel qu’en lui-même
L’Avant-Scène Opéra comme à son habitude propose une analyse très complète de cet ouvrage et plus largement du legs musical lyrique (restreint) d’Albéric Magnard, plus connu pour les circonstances tragiques de son décès que par son œuvre en elle-même (il meurt pour le France en 1914, en défendant son manoir de Baron dans l'Oise, que l'armée allemande incendie, emportant avec le compositeur une partie de ses œuvres).
"Celui-là qui, rebelle à toute trahison,
Et préférant la Muse à toute Walkyrie,
A défendu son Art contre la Barbarie,
Devait ainsi mourir défendant sa maison."
(écrira Edmond Rostand)
L’argument de Guercœur, qui tourne autour de ce chevalier, de ses tourments et de ses désillusions, ouvre bien entendu la publication de L'Avant-Scène Opéra.
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Nicolas Boiffin analyse la partition en elle-même, avec ses références Wagnériennes tant dans son écriture musicale que littéraire, son utilisation de leitmotivs en forme de réminiscences des situations et des personnages, ce refus de privilégier les airs séparés au profit d’un discours continu, mais néanmoins varié. Il rappelle l’apport essentiel pour l’orchestration de l’ouvrage d’un autre compositeur, ami et admirateur inconditionnel de Magnard : Joseph-Guy Ropartz.
La tout aussi traditionnelle rubrique discographie se voit de fait limitée à l’intégrale gravée en 1986 par Michel Plasson avec José van Dam et Hildegard Behrens et aux larges extraits d’un concert à la radio de 1951 dirigé par Tony Aubin. Pour l'Avant-Scène Opéra, Didier van Moere se penche sur les exigences vocales se rattachant aux deux premiers rôles. Guercœur requiert une voix de baryton large et assurée jusque dans les aigus extrêmes, disposant d’un art de la déclamation maîtrisé n’excluant pas une palette mélodiste avérée (des qualités dont disposait le créateur du rôle, Arthur Endrèze qui a légué au disque des instants choisis de Guercœur, mais aussi José van Dam, tandis que le rôle sera confié, à Strasbourg et Mulhouse, à Stéphane Degout).
La Déesse Vérité pour sa part doit être distribuée à un grand soprano ou soprano dramatique aux aigus étincelants, à la diction irréprochable. Ses soli sont particulièrement exposés, l’orchestration de Magnard en ces instants visant à une certaine transparence afin de mieux irradier le propos (défi que relèvera Catherine Hunold).
Avant Strasbourg et Mulhouse en 2024 (dans la mise en scène de Christof Loy), l’ouvrage fut représenté en Allemagne en 2019 au Théâtre d’Osnabrück, mais dans le cadre d’une autre production (signée Dirk Schmeding).
Gérard Condé, dans la rubrique « Portrait de l’artiste en compositeur lyrique », apporte sa savante et précieuse contribution à cette redécouverte au travers de la passionnante correspondance entretenue par Albéric Magnard avec son élève, ami et condisciple au Conservatoire de Paris, Gaston Carraud. Charlotte Segonzac publie pour sa part un article éclairé sur "Le retour de la littérature sur la scène opératique à la fin du XIXème siècle", en interrogeant le livret résolument pessimiste de Magnard. Puis Claire Paolacci éclaire la création de l’ouvrage sur la scène du Palais Garnier en 1931, la distribution vocale alors réunie par Jacques Rouché et sa réalisation scénique. Deux autres contributions signées pour la première par Gilles Saint-Arroman s’interrogeant sur la place de l’opéra français d’alors face à Wagner, puis la seconde par Marianne Massin sur Guercœur et l’héroïsme complètent cette imposante publication. Pour conclure, L’Avant-Scène Opéra puise dans les écrits d’Etienne de La Boétie (Discours de la servitude volontaire) afin d’évoquer l’oppression et la tyrannie.
Dans la conclusion de son article pour L’Avant-Scène Opéra, Nicolas Boiffin évoque Guercœur en des termes particulièrement intéressants et significatifs : « C’est sur le mot "Espoir" que retombe le rideau. Un autre opéra contemporain, Le roi Arthus, s’achève sur celui "Idéal" ; s’il est peu probable que l’un ait servi de modèle à l’autre -terminé en 1895, le drame de Chausson n’est créé qu’en 1903-, les deux ouvrages partagent des thématiques communes. Par quoi se distingue Guercœur ? Par le mythe échafaudé de toutes pièces qui donne sa trame au livret, par le tableau utopique qui en domine la conclusion, par le mélange de classicisme, de symbolisme et de wagnérisme qui parcourt l’œuvre dans son ensemble. La "Tragédie en musique" de Magnard constitue en somme l’un des objets les plus insolites du paysage lyrique français au tournant du siècle ».
Et même un chef-d’œuvre du répertoire lyrique français au même titre que Le roi Arthus d’Ernest Chausson justement.
Note de la rédaction : l'auteur de cet article, José Pons a fourni des photographies de sa collection pour la publication de L’Avant-Scène Opéra