Duende par lovemusic et Marion Tassou à l’Opéra du Rhin
le pouvoir des sons et des mots
Le public est venu nombreux dans la sombre Salle Ponnelle, située en face de l’Opéra National du Rhin (de l'autre côté de la place, dans un ancien grenier à grain), pour écouter le « son noir » du Duende, tel que le qualifie le poète et musicien espagnol Federico García Lorca. « Le Duende est dans ce que l’on peut et non dans ce que l’on fait » : ainsi est évoqué « ce pouvoir mystérieux », ce charme, cette puissance créatrice, dans le traité de Lorca lu au début du concert par le comédien Yanis Bouferrache. Le terme, habituellement employé dans l’univers du flamenco, revêt de nombreuses significations et confère à l’expérience que peut vivre le musicien ou l’auditeur, mais aussi à « l’esprit caché de la douloureuse Espagne ».
Le programme s’élabore autour de ce terme, qui fait l’objet d’un traité (Jeu et traité du Duende) ainsi que des œuvres musicales et poétiques qui le suggèrent ou le suscitent. Aussi, s’entremêlent et se répondent des lectures des poèmes de Federico García Lorca, tels que les Romancero Gitano qui évoquent le monde des gitans (c’est à tous les « gens du voyage » qu’est dédié le Festival Arsmondo nommé cette année Tsigane), les arrangements du poète lui-même, ainsi que des œuvres de Manuel de Falla, ami de Lorca (faisant ainsi écho au diptyque Journal d’un disparu/L’Amour sorcier, récemment donné à l’Opéra national du Rhin).
S’ajoute à ce programme atypique la présence des Lorca Fragments de la compositrice Michelle Agnes Magalhaes (née en 1979), et la pièce Ya, no soy yo de Michele Abondano (1981), donnée en création par l’ensemble. Si les deux œuvres puisent dans les écrits de Lorca et tendent à évoquer l’idée de dépossession éprouvée face à la puissance du duende, le contraste stylistique et donc sonore avec les pièces de Lorca et de Falla surprend et déstabilise l’auditeur. Placées en ouverture, en milieu et en fin du concert, les pièces viennent effacer les couleurs discrètes de l’univers andalou et gitan présentes dans les œuvres de Lorca et de Manuel de Falla, faisant certes place à la dimension physique dans l’interprétation musicale, mais, laissant une impression d’inachevé et de discontinuité.
Avec finesse, la soprano Marion Tassou épouse les lignes légères des arrangements du poète sur des chansons traditionnelles espagnoles. Si la voix mériterait d’être plus projetée (d’autant que l’acoustique de la salle se révèle être plutôt sèche), elle ne dévoile pas moins des aigus brillants, des graves soyeux et une prononciation modèle, délicatement relevée par les mordants très soignés. Avec les airs de Manuel de Falla, la soprano se révèle plus affirmée, avec des mélismes concentrés et un timbre qui gagne en épaisseur.
L’ensemble de chambre lovemusic interprète avec précision et conviction les œuvres de Michelle Agnes Magalhaes et de Michele Abondano, poussant les instruments à leur extrême limite, jusqu’à jouer de la clarinette dans un bocal rempli d’eau. Mais plus incongrues encore sont les projections de figures tracées de manière instantanée derrière les musiciens, sensées suggérer les sons entendus.
Le comédien Yanis Bouferrache, étudiant à l’école du Théâtre National de Strasbourg, étonne par le peu de soin accordé au jeu scénique et à l’expression : les poèmes sont lus trop rapidement et d’un ton souvent monocorde, laissant justement peu de place au duende si cher au poète espagnol. Heureusement, la lecture se colore peu à peu et se meut en déclamation.
Le public applaudit toute l’équipe artistique, qui aura, néanmoins, fait correspondre, par touches, mots et sons, sons et mots : ce vers quoi tendait Federico García Lorca.