Wozzeck à Monte-Carlo : un monde de fou et de Fau
Les interprètes de cette production vous présentent leurs personnages dans notre série #AirduJour (et retrouvez également notre compte-rendu toulousain)
La dimension optique de cette lecture est unifiée par un même ciment visuel : la chambre d’enfant. Sur l’écran noir de ses nuits blanches, le fils de Marie et de Wozzeck vit ici le drame comme un cauchemar (ou une séance de psychanalyse) avec son lot d’effroi mais aussi de magie. Le metteur en scène transporte ainsi ce fait divers (histoire de soldat, crime passionnel) jusqu’aux murs insondables de l’inconscient qui tapissent l’espace scénique.
Les décors d’Emmanuel Charles résonnent eux aussi avec l’expressionnisme musical de cette partition : aussi minimalistes que savamment assemblés, les murs s’entrouvrent en autant de failles d’où surgissent des êtres d’un autre monde. Un lit aux barreaux de fer est le clou (rouillé) du spectacle : support hypnotique de l’enfant, cercueil aux draps de suaire, lieu de débauche dans lequel les corps viennent se « vautrer ». Un crucifix à géométrie variable le surmonte et évoque la loi morale qui pèse plus ou moins sur la scène et sur les êtres. Un lapin géant vient rappeler le monde grotesque et acide de Tim Burton.
Les costumes de David Belugou complètent la panoplie d’un film de vampire colorisé (sur fond crépusculaire) : les habits outrageusement carnavalesques viennent comme surligner les caractères de ces personnages-archétypes. Enfin, les lumières de Joël Fabing creusent et déforment les perspectives, rasent ou saturent les êtres, pointés du doigt par leur immense et immonde part d’ombre. Elles composent une mélodie de couleurs, depuis le gris blafard jusqu’au rouge sang, en passant par le bleu marine ou encore le mauve sacerdotal.
La distribution réunit un ensemble de chanteurs-acteurs dirigés sur le fil du rasoir et au millimètre, avec la gestuelle et la vocalité qui se coulent dans la singularité de cette œuvre. La déclamation chantée de l’Allemand ajoute au sentiment de malaise individuel et collectif. Les cordes et les lignes vocales sont d’une intensité et d’une couleur (d)étonnantes et à vif. La Marie de la soprano néerlandaise Annemarie Kremer est autant remarquée dans la grâce et la douceur, que dans les tourments de sa vie de mère aimante et de femme adultère. Les deux aspects de son rôle puisent dans la figure complexe de Marie-Madeleine, pécheresse repentie. Le passage du bel canto au sprechgesang (du beau chant au parlé-chanté) se fait naturellement, unifié par la puissance mélodramatique que sa maîtrise technique et expressive lui permet. Dans ce rôle, où elle n’est jamais vraiment en conversation avec les autres personnages, mais où elle chante des lambeaux de berceuse, de prière ou de monologue, elle parvient à déployer une voix large, toujours parlante dans les extrêmes de sa tessiture. Elle sait en moduler les contours, gagner les cimes puis basculer dans un registre de gorge, au râle rempli d’amertume. Sa déclamation semble générer le rythme de la fosse, tandis que le chef s’abreuve à la source de sa voix, issue des profondeurs de sa poitrine et toujours enrobée de matière chantante et soyeuse.
Margret trouve en la mezzo-soprano Lucy Schaufer le miroir inverse de Marie. Le timbre, délicieusement nacré ou ombré, sert sa composition d’actrice délurée de cabaretière. Elle pourrait toutefois offrir davantage de sensualité à ce rôle de tentatrice, qui déclame son air gouailleur à califourchon sur un piano bastringue.
Franz Wozzeck est incarné par le baryton allemand Birger Radde, au caractère halluciné, ému et saisissant. Ce soldat aux yeux cernés et écarquillés sur un monde intérieur toujours-déjà chaotique a quelque chose d’un Pierrot lunaire tragique. Sa stature, à l’image de sa voix, forme une colonne solide, profondément ancrée, et pourtant capable de chanceler sous la force du harcèlement dont il est l’objet, comme de l’amour dont il est le sujet. Son timbre donne ses couleurs spiritueuses et acérées à sa ligne de chant, souplement traversée par les moindres éruptions émotionnelles d’être aux abois, qu’il sait capter et retransmettre.
Le Capitaine du ténor espagnol Mikeldi Atxalandabaso assure, d’une voix parée de pompons sonores vibrants à l’effigie de son costume de parade, les intervalles étirés de son rôle. Lui aussi est amené à unifier les extrêmes de sa tessiture, depuis le grognement sous-terrain de la poitrine, jusqu’aux ordres et imprécations, délivrées ironiquement en voix de tête, dans un suraigu bien contrôlé.
Son comparse, le médecin du baryton-basse Albert Dohmen (entre légiste, docteur Frankenstein ou apprenti sorcier de triste mémoire) campe cette deuxième figure, caricaturale, de la violence totalitaire, ayant pouvoir de vie ou de mort sur les êtres soumis à ses expérimentations. Ses ordonnances vocalisées et ses diagnostics ont valeur d’anathèmes avec une prononciation de héraut, depuis un timbre noir-corbeau. Sa voix d’ardoise sèche est recouverte par les cendres de sa cruauté.
Le Tambour-major de l’américain Daniel Brenna traîne sa mâle assurance avec lui, et ténorise héroïquement, ici théâtralement, avec un organe de prédateur, aux aigus composés comme des lames tranchantes, toutefois recouvertes par l’éraillement de la rouille.
Seule figure “normale” ou “saine” du drame, Andres se repose sur la voix du ténor américain Michael Porter au timbre brillant et citronné, mais sans astringence.
Le premier ouvrier (Matthieu Toulouse) compose un rôle aussi bref que mémorable, devenu le tzigane, alias le père-fouettard, qu’il déploie depuis un instrument souplement corsé, aux effluves de tabac brun, ciselant la note par le haut. Le second ouvrier du baryton monégasque Fabrice Alibert, apparaît comme sa figure inverse : mi-ange mi-marchand de sable. Il produit quelques sons flûtés de ténor, des volutes nerveuses d’une fumée de tabac blond, pour ajouter encore de l’étrange à son personnage. Le “fou” (campé par le ténor allemand Andreas Conrad) a le rôle court et délicat, de se donner comme le personnage le plus lucide, de prophète. Sa déclamation en a le majestueux d’une statue.
La direction du japonais Kazuki Yamada, Directeur artistique et musical de la phalange monégasque depuis 2016, est, avec le décor caméral unique, l’autre facteur d’unité du spectacle, tant le chef sait se fondre dans cette matière-musique expressionniste, comme un caméléon. Il restitue l’essence des formes classiques (Sonate, Invention, Rhapsodie, Scherzo, etc.) comme une suite d’hallucinations. L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo est ainsi conduit par le chef comme un immense métronome mécanique, rythmant implacablement le déroulement de l’œuvre de toutes les pulsations possibles. La percussion, déclinée dans toute la magie de ses instruments tintinnabulants, sert de liant entre les cordes, étirées comme chez Mahler, et les cuivres, armés comme des fantassins venant défendre et redoubler la ligne de chant.
Les Chœurs (préparés par Stefano Visconti), divisés par genre, ont de courtes interventions qui relèvent de l’incantation collective : soldatesque et clamée pour les uns, paysanne et voisée pour les autres. Le chœur d’enfants de l’Académie de Musique Rainier III, en tenue de deuil, vient clore le dernier acte et, de la bouche de ces enfants, vient sortir la terrible vérité. Sur son cheval blanc de carrousel, l’enfant (incarné par l’acteur letton Dimitri Doré) entre dans la peau d’éternel orphelin tandis que le rideau noir se referme sur la condition humaine.
Le spectacle, mariant le sinistre au merveilleux, résonne avec les accents puissants des applaudissements, rendus visiblement plus poignants encore dans le cœur du public, par la folie de l’actualité de notre temps, quand la réalité illustre la fiction.